Traité franco-allemand d’Aix la Chapelle :  une régression géopolitique par rapport au traité de l’Elysée

Traité franco-allemand d’Aix la Chapelle : une régression géopolitique par rapport au traité de l’Elysée

22 janvier 2019 0 Par Pierre-Emmanuel Thomann

Le traité d’Aix-la-Chapelle signé le 22 janvier 2019 est une régression géopolitique par rapport au traité de l’Elysée signé en 1963 par le général de  Gaulle et Konrad Adenauer, car il réduit avant tout la coopération franco-allemande à un objectif d’intégration dans l’UE mais aussi  l’OTAN. Le traité de 1963 avait par contre pour objectif d’élargir la marge de manœuvre géopolitique et géostratégique de la France et de l’Allemagne au moyen d’une alliance bilatérale de pays souverains en Europe et dans le monde, comme facteur d’équilibre géopolitique. Le traité d’Aix la Chapelle, supposé compléter celui de 1963, précise dans son intitulé qu’il vise « la coopération et l’intégration franco-allemandes ». C’est une réduction du champ d’action géopolitique, et donc une réduction de la marge de manœuvre des deux nations, en particulier de la France. Ce n’est pas le traité lui-même qui est susceptible de produire cet effet, mais il traduit les représentations des gouvernements français et allemands actuels et leurs visions du monde  qui influent ensuite sur les décisions.

Dans le traité de 1963, si il y a accord entre les deux Etats souverains, une coordination dans les instances européennes et mondiales est promue mais il n’est pas fait mention d’intégration, c’est à dire une finalité post-nationale,  qui devient un objectif en soi dans le nouveau traité.  Le rapprochement des positions au sein des communautés européennes n’était qu’un des volets de la coopération tandis que la recherche d’unité dans l’UE est l’aspect principal du traité d’Aix la Chapelle, y compris au sein de l’ONU. Dans le nouveau traité il y a confusion volontaire entre Europe et Union européenne.

Les célébrations rituelles du traité franco-allemand signé par Charles de Gaulle et Konrad Adenauer, le Traité  de l’Élysée (22 janvier 1963), sont destinées à nous rappeler que le couple franco-allemand, comme représentation stratégique et géopolitique est au cœur du projet européen. Angela Merkel et Emmanuel Macron ont cherché à cette occasion à élaborer un nouveau traité de l’Élysée pour approfondir la relation bilatérale, et relancer le projet européen.

Toutefois, à trop vouloir focaliser sur la symbolique et l’institutionnel, on en oublie la substance qui est de nature géopolitique. La relation franco-allemande et le projet Européen ont dès l’origine comme aujourd’hui deux objectifs: atteindre un meilleur équilibre géopolitique franco-allemand et avoir plus de poids vis à vis des partenaires extérieurs.

L’enjeu central de la relation franco-allemande, hier comme aujourd’hui est un rééquilibrage nécessaire entre les deux nations pour réformer le projet européen sur des bases plus réalistes dans une Europe des nations, Ce traité les enferme au contraire dans une UE aux paradigmes d’intégration de plus en plus obsolètes, et plus proches des conceptions allemandes.

La France possède un siège permanent au conseil de sécurité, tandis que l’Allemagne n’en a pas, la France a donc ici une marge de manœuvre supplémentaire. Pourquoi dans le traité vouloir promouvoir une position commune franco-allemande au service de l’UE qui est germano-centrée depuis la réunification et l’élargissement ? Un rapprochement entre les finalités européennes aujourd’hui divergentes entre l’Allemagne et la France devraient être un préalable avant le principe d’une unité à l’ONU. Une position commune franco-allemande  à l’ONU sans forcément se couler dans  une unité illusoire de  l’UE qui est diluée et largement alignée sur les priorités euro-atlantistes serait plus utile.

Ce nouveau traité fait  aussi la promotion des critères de gouvernance du modèle de démocratie libérale et multiculturaliste, confondus fallacieusement avec les valeurs européennes, au service d’un marché ouvert. Cette orientation idéologique s’exprime au détriment d’une nécessaire renaissance de la civilisation européenne sur la base des nations, et de la réhabilitation des frontières qui sont précisément une condition de la souveraineté, de la sécurité, de l’identité nationale, et donc facteur de civilisation.

Lorsque Charles de Gaulle et Konrad Adenauer ont signé le traité de l’Elysée en  1963, il s’agissait du point d’orgue d’un processus de rapprochement, qui avait commencé par une messe à la cathédrale de Reims. La réconciliation franco-allemande s’inscrivait dans le cadre et l’héritage multiséculaire de la civilisation européenne.

Dans le contexte de la Guerre Froide, cette initiative franco-allemande avait une signification géopolitique très affirmée. Le général de Gaulle cherchait à réorienter le projet européen vers une Europe des Etats, afin de constituer une Europe européenne pratiquant l’équilibre entre l’URSS et les Etats-Unis  Tandis que le projet Schuman/Monnet/Adenauer en 1950 était de conception  fédéraliste et intégrationniste, comme sous-ensemble d’un grand occident sous direction des Etats-Unis.

Le  traité  d’Aix-la-Chapelle est un détournement de l’esprit du traité signé par de Gaulle et Adenauer et enferme la France à nouveau dans une vision de  l’Europe intégrée et fédérale, alors que le traité de 1963 avait pour objectif initial d’élargir la marge de manœuvre géopolitique de la France. Il renforce le déséquilibre en faveur de la vision atlantiste allemande. Celle-ci s’était déjà exprimée dans le protocole allemand ajouté en 1963 suite aux intrigues de Jean Monnet et des atlantistes allemands.

La question du protocole allemand de 1963 qui donne la priorité à la relation avec les USA et l’OTAN est escamotée et aurait du être traitée si l’Allemagne et la France souhaitent une autonomisation des Européens. Mais on y touche pas, et équivaut donc à un alignement sur les conceptions atlantistes.

Un rappel historique est nécessaire à ce propos.

Le traité de l’Élysée avait pour objectif de rapprocher les visions françaises et allemandes sur toutes les questions stratégiques,  afin de s’épauler mutuellement pour gagner en autonomie géopolitique dans le contexte de la guerre froide, et le projet européen n’en était qu’un des aspects. Les visions géopolitiques de la France du général de Gaulle et de l’Allemagne d’Adenauer ne coïncidaient pas totalement: Les Gaullistes voulaient une relation étroite franco-allemande pour équilibrer aussi bien l’URSS que les USA. et faire du projet européen une Europe européenne  tandis que les Allemands plus atlantistes avaient pour objectif un ancrage occidental avec les USA comme chef de file et l’Europe comme un sous-ensemble intégré de l’espace euro-atlantique, donc une Europe américaine.

C’est pourquoi les Allemands atlantistes (avec le soutien de Jean Monnet, lui aussi atlantiste et opposé à de Gaulle) ont ajouté un protocole, uniquement annexé au texte allemand du traité de l’Elysée, pour affirmer la primauté de la relation USA-Allemagne sur la relation franco-allemande.

Le malentendu franco-allemand reste entier aujourd’hui, et varie en fonction des différentes présidences, chancelleries et gouvernements allemands et français. La fin de la Guerre froide a permis la réunification allemande et l’élargissement de l’UE à l’Est plaçant l’Allemagne au centre géopolitique de l’UE, tout en restant sous le parapluie nucléaire américain. La France, a ensuite fait des tentatives de rééquilibrage vis à vis de l’Allemagne par une fuite en avant de l’élargissement (la France a voulu accélérer l’élargissement à la Bulgarie, Roumanie pour contrebalancer l’Allemagne). Elle a aussi cherché a faire émerger une Union méditerranéenne pour se placer en pays charnière, mais cet  objectif a échoué. Les gouvernements français successifs ont espéré  renforcer la zone euro comme pilier plus autonome de l’UE pour contrebalancer l’Allemagne, mais le gouvernement d’Angela Merkel a torpillé les plans utopistes d’Emmanuel Macron qui cherchait une nouvelle fois à atteindre cet objectif. La France a aussi toujours cherché à promouvoir la coopération en matière de défense où elle est supposée avoir un avantage (le retour dans les structures intégrées de l’OTAN avait aussi pour objectif de renforcer la marge de manœuvre nationale), mais les projets en matière de défense patinent au delà des déclarations d’intentions.

Aucune de ces initiatives n’ont réellement changé les déséquilibres qui se sont accélérés depuis l’unification allemande et fait évoluer le projet européen encore plus vers le pôle germano-américain.

Quelles sont alors les perspectives pour ce nouveau traité de l’Élysée signé par Angela Merkel et Emmanuel Macron ? Pour réussir à avancer de manière substantielle, ils devraient d’abord se pencher sur les non-dits de la relation. Cela nécessite de clarifier les finalités géopolitiques de la relation bilatérale et du projet européen, donc les équilibres géopolitiques entre les deux nations mais aussi vis à vis des USA et de la Russie. (voir carte sur l’axe franco-allemand dans un projet européen renouvelé).

In fine, il serait nécessaire alors de dépasser le protocole allemand du traité de l’Elysée afin de renforcer l’autonomie franco-allemande par rapport à la relation transatlantique. Dans le cas contraire, le nouveau traité de l’Elysée ne changera pas grand chose aux équilibres géopolitiques, et maintiendra le projet européen dans l’orbite atlantiste. Comme ni Angela Merkel, ni Emmanuel Macron ne semblent vouloir aborder ces questions de fond, ni avoir la volonté de les soulever, on peut prévoir que le nouveau traité de l’Elysée avec ses innovations à la marge, sera surtout un outil de communication politique sans faire du projet européen, un  instrument de puissance au service des deux nations.

Il y a un escamotage des enjeux géopolitiques de fond et des changements de paradigmes  issus du monde multipolaire, qui rend la finalité fédérale du projet européen obsolète.  Cela se traduit dans le nouveau  traité par  la promotion du multilatéralisme, alors que la doctrine de l’équilibre des puissances est plus en phase à l’Europe géopolitique qui émerge. Il n’est pourtant fait référence à la notion d’équilibre à aucun endroit dans le document. A croire aussi que la question du changement climatique semble l’unique boussole de l’avenir européen et mondial, mis à part la mention d’un partenariat entre l’Europe et l’Afrique. L’Europe de Lisbonne à Vladivostok avec l’inclusion de la  Russie dans un projet européen réformé, enjeu géopolitique crucial pour l’avenir du continent européen, pour le poids de sa civilisation dans un monde multicentré et de l’équilibre géopolitique dans le monde, n’est même pas mentionné. La question de la crise migratoire et démographique qui n’en est qu’à ses débuts et la question de l’Islam radical et politique sont aussi totalement  absents. Dans le contexte de conflit de civilisation actuel, la défense de la civilisation européenne est primordiale. La nécessité d’une nouvelle architecture européenne de sécurité avec la Russie est aussi incontournable pour la stabilité de l’Europe. Le couple franco-allemand est trop faible en Europe, il doit changer d’échelle et inclure la Russie, notamment pour  se positionner en retrait de la rivalité croissante entre la Chine et les Etats-Unis, et éviter un G2 sino-américain.

Le contexte géopolitique est pourtant favorable pour rappeler la justesse des intuitions du Général de Gaulle, mais le manque d’ambition et  l’enfermement dans le carcan euro-atlantiste auront finalement été choisis pour ce nouveau traité.

De plus, le traité d’Aix-la-Chapelle  a été signé dans le contexte d’une absence de débat au sein des deux nations. Un débat contradictoire sur les grands enjeux de la relation  est le seul moyen de rapprocher les représentations géopolitiques divergentes entre les deux nations, et de mettre la lumière sur les non-dits et tabous de la relation.

Ce traité semble surtout servir la stratégie de communication du couple franco-allemand pour compenser les désaccords et l’échec des plans européens utopistes d’Emmanuel Macron sur la zone euro, les finalités européennes, la défense et les priorités géopolitiques divergentes. Il sert aussi à donner l’illusion d’un équilibre entre la France et l’Allemagne, alors que la situation a changé depuis la réunification allemande et l’élargissement de l’UE  faisant de l’Allemagne la puissance centrale du projet européen.

Ce traité est donc marqué par des incantations irréalistes et décalées d’une part, et un manque d’ambition d’autre part qui traduit une réalité: la nouvelle rivalité géopolitique entre la France et l’Allemagne depuis la réunification allemande et l’élargissement de l’UE, épicentre de la crise européenne.

Le destin de ce nouveau traité sera t-il celui que le général de Gaulle avait attribué au traité de l’Elysée après sa relativisation par le protocole allemand ?  : « Les traités, voyez-vous, sont comme les jeunes filles et les roses, ça dure ce que ça dure. »  Sans dépasser les divergences sur les finalités européennes, la coopération franco-allemande a heureusement tout de même pu avancer dans différents domaines de coopération depuis 1963. Mais c’est la volonté politique qui fut primordiale, et non pas un traité qui relève du droit et de l’institutionnel. Les clauses relatives à la coopération en matière de culture et d’éducation et de recherche sont peut-être les plus prometteuses pour l’avenir des nouvelles générations de citoyens.

La coopération franco-allemande mérite mieux que cela et ce traité est une occasion manquée.  Si les divergences sont trop importantes pour s’accorder sur une relance effective de la relation franco-allemande dans un projet européen réformé, il était inutile de s’engager dans l’élaboration de cet ajout juridique, sans chercher à soulever au préalable au cours d’un large débat public et âpre, les non-dits géopolitiques qui constituent un obstacle à l’épanouissement d’une alliance franco-allemande.