Pour les Européens, remplacer les Etats-Unis comme soutiens principaux à Kiev et sans vision géopolitique propre renforcerait leur vassalisation 

Pour les Européens, remplacer les Etats-Unis comme soutiens principaux à Kiev et sans vision géopolitique propre renforcerait leur vassalisation 

22 février 2024 0 Par Pierre-Emmanuel Thomann

Avec la perspective probable d’une réélection de Donald Trump et d’un arrêt éventuel des financements et livraisons de matériel militaire à Kiev de la part de Washington, Paris et Berlin, mais aussi d’autres capitales des Etats membres européens de l’OTAN, dont les gouvernements sont largement sous influence de l’idéologie néoconservatrice et sous la pression des complexes militaro-industriels otanisés, annoncent vouloir renforcer leur soutien militaire à Kiev pour pallier à une éventuelle défaillance américaine, tout en insistant sur une menace russe croissante. L’idée sous-jacente serait de favoriser une autonomie stratégique européenne, contre un ennemi russe.  C’est pourtant faire le jeu de Washington et renforcerait leur vassalisation géopolitique.

C’est tout d’abord absurde, car il n’y a pas de menace russe en Europe, encore moins pour la France et l’Allemagne. La Russie, en intervenant en Ukraine a mis un terme à la stratégie d’encerclement de Washington avec les élargissements OTAN successifs et son soutien au régime de Kiev, supplétif de la manœuvre américaine pour tenter d’affaiblir la Russie en créant une Ukraine antirusse. L’objectif de Moscou  est la défense du monde russe, pas l’invasion de l’Europe. La soi-disant menace russe relève de la désinformation géopolitique.   

C’est aussi une illusion car les  Etats membres européens de l’OTAN n’ont pas les capacités militaires et industrielles pour le faire, et cela prolongerait inutilement le conflit que la Russie a déjà largement gagné, en repoussant plus loin des perspectives de négociations de paix.

Pire, cet plan renforcerait la vassalisation de la France et de l’Allemagne  par absence de vision géopolitique indépendante par rapport à Washington. Les deux nations européennes de de l’Ouest se couperaient durablement de la Russie qui est le poumon oriental de la civilisation européenne, partenaire indispensable pour l’équilibre géopolitique européen et  mondial, partenaire énergétique incontournable pour la prospérité européenne.                    

Un rappel sur la configuration géopolitique mondiale est utile. Je l’avais déjà souligné dans un article précédent publié en mars 2022.  https://www.eurocontinent.eu/les-etats-unis-ont-provoque-lintervention-de-la-russie-en-ukraine-et-lunion-europeenne-otanisee-est-le-dindon-de-la-farce/

Aujourd’hui, pour ralentir la multipolarité mondiale, les Etats-Unis peuvent de moins en moins manœuvrer sur deux fronts contre la Russie et la Chine sans alliés directement alignés sur leurs priorités. Il faut rappeler la posture géopolitique des Etats-Unis qui consiste à encercler l’Eurasie avec deux points d’appuis principaux, le front européen (Rimland européen) et le front indo-pacifique (Rimland indopacifique). Inspirés par les doctrines de Halford John Mackinder et Nicholas J. Spykman, Georges Kennan, et après la guerre froide par Paul Wolfowitz, Zbigniew Zbrezinsky  et Wess Michell, les États-Unis cherchent à repousser la Russie sur ses terres continentales depuis l’éclatement de l’URSS en 1991 et à constituer une ceinture d’États sur une bande côtière entourant le continent eurasiatique (le  » Rimland  » selon Spykman). Les États-Unis cherchent ainsi à étouffer l’espace vital de la Russie afin d’imposer leur propre expansion sans restriction par le biais de l’élargissement de l’OTAN.

Revenons au conflit en Ukraine. Les Etats-Unis après avoir refusé de négocier une nouvelle architecture européenne de sécurité proposé par Moscou, ont en réalité provoqué l’intervention russe en Ukraine. A partir de cette escalade, l’Ukraine, est devenue explicitement  un Etat-front contre la Russie pour provoquer une guerre d’attrition avec  cobelligérence croissante des Etats-membres de l’OTAN (sauf la Hongrie et la Slovaquie).  Le soutien militaire accéléré et renforcé à Kiev piloté par Washington  a eu effet a pour effet de transformer définitivement l’UE en supplétif de l’OTAN, c’est à dire une otanisation de l’UE.  Rappelons que cette crise, qui a aussi pour objectif pour Washington d’agiter une menace russe au delà de l’Ukraine, renforce le statut de protectorat des Etats membres européens de l’OTAN vis à vis des Etats-Unis. Seule la France peut prétendre à une indépendance stratégique avec la possession d’une arme nucléaire.

Les Etats-Unis font le calcul suivant : en fixant l’Europe sous protectorat  OTAN contre la Russie, ils délèguent progressivement ce front européen (Rimland européen) à l’OTAN tout en maintenant leur rôle de chef de file,  et peuvent concentrer plus d’énergie sur le front en Asie (Rimland indopacifique) contre la Chine.

Provoquer la Russie par l’élargissement OTAN a eu pour objectif et résultat de  renforcer  la dépendance des Européens vis à vis de Washington, Dans un deuxième temps, les Etats-Unis pourraient mettre la pression  sur les Européens afin qu’ils s’alignent sur leur objectif de contrer la Chine, au moyen d’une OTAN globale. D’où la nécessité d’une menace russe, qu’ils ont attisé  pour maintenir leur contrôle sur les Européens de l’OTAN.

L’unité précaire européenne au  sein de l’Union européenne n’est que le signe de sa vassalisation vis à vis des Etats-Unis et de l’OTAN, le stade ultime de l’américanisation de l’Europe. La nouvelle boussole stratégique de l’Union européenne n’est qu’un sous-ensemble de la stratégie de Etats-Unis et de l’OTAN en Europe et en réalité un abandon de toute ambition d’autonomie stratégie européenne ou de défense européenne. La boussole stratégique n’est qu’un copié-collé des éléments de langage de l’OTAN. 

Cette manœuvre des Etats-Unis et leurs supplétifs européens les plus proches  avait aussi pour objectif de torpiller un rapprochement entre les poids lourds de l’Union européenne, l’Allemagne, la France, l’Italie et la Russie, et de donner un nouveau rôle à l’OTAN. En effet, selon la vision stratégique des Etats-Unis, la Russie doit rester l’ennemi désigné du système euro-atlantiste. Rappelons que la Russie ne peut pas devenir un allié de l’Occident atlantiste contre la Chine, car si la Russie n’était plus considérée comme l’adversaire, la stratégie du Rimland  européen serait inopérante et l’OTAN ne pourrait plus jouer son rôle d’instrument de contrôle des Européens à l’avantage des Etats-Unis. Dans cette configuration, les Etats-Unis n’exerceraient plus leur suprématie en Europe et un axe Paris-Berlin Moscou, cœur de l’Europe de l’Atlantique au Pacifique, serait susceptible de  mettre en danger l’axe Washington-Londres-Varsovie-Bruxelles (OTAN/UE). Il n’est pas question non plus pour la Russie, pivot de la stratégie de la Grande Eurasie et pilier du mode multipolaire, de se vassaliser vis à vis du système euro-atlantique (OTAN/UE) et d’ouvrir un front contre la Chine.  

Les Etats-Unis font donc de la Russie un ennemi  avec pour objectif ultime, de confier l’alimentation du front aux Etats membres de l’Union européenne sur la voie d’une cobelligérence croisssante,  et qui se retrouvent de facto coincés entre deux arcs de crise (à l’Est contre la Russie et au Sud contre le djihadisme). L’Union européenne devient une périphérie, un hinterland dominé face  au champ de bataille entre la Russie et les Etats-Unis avec pour Etat-front  l’Ukraine qui fait la guerre à la Russie par procuration avec les ressources  financières et militaires américaines, mais de plus en plus européennes avec un renforcement de l’achat d’équipements américains. 

Si  la stratégie américaine de renforcement de son  emprise géopolitique sur les Européens dans l’OTAN et l’UE otanisée a fonctionné  il y a échec vis à vis de la Russie, qui a déjà  gagné le conflit sur le plan géopolitique.  L’OTAN ne pourra plus s’élargir dans l’étranger poche de la Russie, et ne pourra plus jouer le rôle d’instrument offensif pour élargir sans limites le Rimland européen, (et affaiblir la Russie en détachant  et occidentalisant les pays de l’Ex-URSS). De plus, les alliances ont changé au niveau mondial en faveur de la Russie (le reste du monde, excepté l’OTAN/UE s’est affranchi de la domination américaine  avec l’élargissement des BRICS, OCS, le refus des sanctions contre la Russie, aide militaire à la Russie…)

C’est dans ce contexte de surextension géopolitique des Etats-Unis et d’échec militaire de l’OTAN et de ses Etats-Membres en Ukraine, que les élections américaines se profilent, avec l’annonce d’une évolution, voire revirement de la posture de Washington vis à vis de l’Ukraine si Trump était élu.  

En cas de réduction drastique du soutien à Kiev par Washington après les élections américaines et au pire, diminution de leur rôle à  l’OTAN, cela ne signifierait pas un abandon de leur doctrine géopolitique de contrôle du Rimland européen (Si Trump  allait dans cette direction plus radicale, l’Etat profond n’abandonnerait pas sans combattre). Cette évolution  aurait pour contrepartie, une pression supplémentaire de la part de Washington pour que les Européens de l’OTAN dépensent plus et achètent américain (c’est l’objectif des menaces de Trump). Si la plupart des Etats membres de l’OTAN, qui ne sont pas souverains, il faut le rappeler, continuent de se contenter d’un statut de protectorat, ils iront mendier des accords bilatéraux en cas de retrait de Washington de l’OTAN. Sans sursaut d’ une doctrine  d’indépendance géopolitique, le statut hégémonique de Washington en Europe de l’Ouest va se poursuivre.  

Promouvoir comme le fait Paris sous l’emprise euro-atlantiste, un piler européen de l’OTAN pour faire émerger une base de défense européenne dont la France serait le chef de file, mais sans élaborer une vision et un projet géopolitique  qui l’encadrerait de manière indépendante, revient à un manque d’ambition qui ne permettra pas de regagner une souveraineté géopolitique. Ce projet reviendrait à se couler dans les priorités géopolitiques de Washington et favoriser une relance du complexe militaro-industriel otanisé, c’est à dire faire du complexe militaro-industriel français un complément (de la même manière que l’UE est complémentaire de l’OTAN), une annexe du complexe militaro-industriel américain, qui sera toujours privilégié par les partenaires européens de la France, notamment l’Allemagne.   

Une vraie vision  et stratégie géopolitique, ne consiste pas seulement à dépenser plus en matière de défense, mais surtout à éviter de s’aligner sur la désignation de l’ennemi par Washington, c’est à dire la Russie et la Chine et tous les Etats qui font la promotion du monde multipolaire. Il s’agit de volonté géopolitique. La Hongrie, tout en étant membre de l’OTAN, refuse de devenir co-belligérante contre la Russie sous les injonctions de  Washington 

En effet, se contenter d’être un Rimland européen, complémentaire du Rimland indopacifique, théâtres de la stratégie d’encerclement de l’Eurasie par Washington pour préserver sa suprématie géopolitique, c’est rester une périphérie géopolitique au service des puissances maritimes anglo-saxonnes.   

Un pilier européen de l’OTAN pour contrer une menace russe qui n’existe pas et  sans stratégie géopolitique indépendante de Washington, c’est une fuite en avant qui contredit les intérêts géopolitiques  de la France. S’impliquer plus dans l’OTAN tout en préservant les priorités géopolitiques de Washington contre la Russie, c’est donc la double peine pour la France et c’est exactement ce que Washington espère. Les Européens financent plus l’OTAN et désignent la Russie comme ennemi. C’est de plus accélérer le déplacement du centre de gravité géopolitique européen toujours plus vers l’est, marginalisant la France. Cela équivaut à une accélération de la vassalisation de la France et des Européens par absence de réflexion et stratégie géopolitique indépendante.

Pour la France, promouvoir un pilier européen de l’OTAN, donc s’aligner sur ses « alliés » européens non souverains (qui achèteront américain) c’est enfermer la France dans le Rimland américain, alors qu’une géopolitique d’équilibre nécessite un rapprochement avec la Russie qui pourrait jouer à nouveau le rôle d’alliance de revers vis à vis d’une OTAN/UE germano-américaine.  Seule une vision géopolitique continentale de Brest à Vladivostok avec un pivot vers la Russie, permettrait de briser ou de rééquilibrer l’Europe face à l’axe Washington/OTAN//UE/Kiev qui porte l’euro-atlantisme exclusif.  Un projet européen renouvelé, ne pourrai atteindre le seuil  de puissance nécessaire face à  la nouvelle configuration mondiale de rivalités des grande puissances et civilisations, qu’avec une entente avec la Russie, sur le principe d’équilibre des Etats et la diversité des nations, pas l’intégration, notion obsolète;  

 Pour enrayer cette fuite en avant pilotée par les réseaux au pouvoir ultra-atlantistes, euro-mondialistes et  néoconservateurs qui mènent la France et l’Europe dans la voie de l’asservissement, une révolution géopolitique vers plus de souveraineté et d’indépendance  ne pourra venir que par un renvoi des réseaux politiques actuellement au pouvoir. Ceux-ci sont caractérisés par l’américanisation des esprits et  sont sous influence du complexe militaro-industriel otanisé qui nous mène à l’escalade militaire, pour leur propre bénéfice contre une menace russe inexistante. Ils ne représentent en rien les intérêts des nations profondes européennes dont l’existence même est menacée dans l’UE et l’OTAN portant le modèle de société ouverte du monde liquide. Cet univers dissout les nations européennes avec un territoire européen ouvert à tous les flux (dont l’immigration de masse)  dominés par les Etats-Unis, puissance maritime, et pire coupées de la Russie, puissance continentale qui reste la vraie Europe restée souveraine et enracinée dans la civilisation européenne.