L’Europe post-coronavirus :  Sauver le traité START est nécessaire pour enrayer le risque de guerre nucléaire

L’Europe post-coronavirus : Sauver le traité START est nécessaire pour enrayer le risque de guerre nucléaire

La pandémie qui affecte particulièrement l’Europe focalise toute l’attention médiatique et politique et escamote largement les évolutions géopolitiques qui affectent directement la sécurité de l’Europe. Une menace autrement plus grave pointe pourtant à l’horizon en Europe, c’est la course aux armements nucléaires entre les Etats-Unis et la Russie et la Chine et l’accroissement du risque de conflit nucléaire sur le théâtre européen entre l’OTAN et la Russie. Cette évolution est non seulement confirmée  par le développement de nouveaux systèmes d’armes, mais aussi par l’abandon unilatéral des traités de désarmement par les Etats-Unis, suivi de la Russie. Le traité START (Traité de réduction des armes stratégiques), qui est désormais le dernier traité de désarmement et qui expire en 2021, est aussi menacé.

Très peu d’attention est accordée en Europe sur ces enjeux, hormis les experts spécialisées et les des militaires. Un groupe de hauts gradés dont six généraux de l’armée française appartenant au Cercle de réflexion Interarmées ont ainsi averti dans une tribune que les manouvres de l’OTAN Defender 2020, si l’exercice a lieu, « devrait permettre de valider sur le papier l’emploi éventuel de nouvelles armes nucléaires tactiques sous contrôle des États-Unis que le traité INF de 1987 interdisait jusqu’en 2019. La France, en participant à cet exercice comme membre de la structure militaire intégrée de l’Otan cautionnerait cette nouvelle stratégie en contradiction complète avec la doctrine française de dissuasion qui refuse toute bataille nucléaire. »[1] 

Le virus a aussi bouleversé les plans de l’OTAN avec la réduction des manœuvres militaires Defender-Europe 20 clairement dirigées contre la Russie. Le format de ces manœuvres, initialement prévues jusqu’en juin, a été drastiquement réduit[2]. Ces manœuvres n’ont pas été annulées pour autant[3], contrairement à ce qui a pu être annoncé par certains médias, mais ont été interrompues et ramenées à un format très réduit, et pourraient reprendre  dès la fin de la pandémie.

Les militaires américains envisagent en effet l’emploi d’armes nucléaires tactiques sur le théâtre européen, en cas d’utilisation par la Russie d’armes nucléaires tactique. Un exercice a déjà été mené au quartier général des forces stratégiques des Etats-Unis en février 2020 (U.S. Strategic Command headquarters in Omaha, Nebraska )[4].

Ces manœuvres  s’inscrivent dans un contexte de forte croissance du budget militaire. Le Pentagone a demandé au Congrès d’approuver 28,9 milliards de dollars au budget 2021 pour maintenir ses armes existantes et acheter de nouveaux missiles balistiques intercontinentaux, des bombardiers furtifs, des sous-marins, des missiles de croisière, des ogives et du matériel de communication. L’Administration nationale de la sécurité nucléaire du Département de l’énergie a demandé 15,6 milliards de dollars pour ses projets d’armes nucléaires.

Il faut aussi rappeler que les Etats-Unis, moins d’un mois après leur sortie effective du traité INF ( Traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire) en 2019 ont tiré un missile de portée intermédiaire au large de la Californie le 19 août 2019 pour tester ce nouvel armement, qui était auparavant interdit par ce traité INF. Ce nouveau missile conventionnel est susceptible de porter aussi une tête nucléaire.  Cela démontre que pour être déjà en mesure de lancer un nouveau missile, un mois après la sortie du traité, des recherches  ont été effectuées longtemps  auparavant, lorsque ce type de missile était interdit. Il est stupéfiant qu’aucun Etat européen membre de l’UE et l’OTAN n’aient relevé cette contradiction.  Cet évènement renforce la thèse selon laquelle les Etats-Unis ont utilisé le prétexte du non respect du traité INF par la Russie, pour développer leur propre missile. La Chine qui n’a signé aucun traité en la matière est aussi l’objectif  des Etats-Unis afin de maintenir leur suprématie stratégique en Eurasie, de Lisbonne à Pékin, si la Chine persistait dans son refus  d’engager des négociations sur un nouveau traité plus large. Les Russes sont aussi sortis du traité INF en réaction de la décision des Etats-Unis.

Un autre élément resté inaperçu est la question de l’asymétrie des menaces entre la puissance maritime et les puissances continentales mais aussi celle des capacités.

Le nouveau missile qui a été testé par les Etats-Unis est une variante d’un missile de croisière sol-sol Tomahawk, tiré depuis un système de lancement vertical Mark 41. Les Etats-Unis déploient depuis longtemps des missiles de croisière de moyenne portée embarqués sur des navires qui non seulement déployés depuis la guerre froide et  mais aussi précisément tirés depuis des systèmes Mark 41. Le missile test  a été tiré  à partir du système de lancement du missile mark 41, mais installé cette fois-ci au sol. Selon les Etats-Unis, ce lanceur est d’un type différent de celui qui équipe le système antimissile Aegis déployé en Roumanie et en cours de déploiement en Pologne, mais cela est contesté par la Russie qui accuse aussi les Etats-Unis d’avoir violé précédemment le traité INF.

Comme puissance maritime, les Etats-Unis sont donc déjà capables de tirer des missiles de moyenne portée sur les territoires  Russe et  Chinois à partir de l’espace maritime, alors que les Russes et les Chinois qui avant tout de puissances continentales avec pour priorité  la sécurité de leur environnement terrestre, ont jusqu’à présent développé moins de capacité maritimes. Comme les capacités maritimes n’ont de plus jamais été intégrés dans le traité INF[5] qui porte sur les missiles sol-sol et sol air, cette asymétrie joue en faveur des Etats-Unis.

Il faut aussi souligner que les environnements de sécurité des États-Unis et de la Russie ne sont  pas comparables. La question de la position géographique des territoires des États-Unis et de la  Russie  est un élément central pour comprendre que l’on ne peut pas simplement raisonner en termes d’équivalence des armements. La Russie est entourée dans son environnement géographique proche de nombreux États dotés de capacité balistiques accrues, tandis que le monde multicentré à supplanté le mode bipolaire.

Le territoire de la Russie est donc situé dans un environnement stratégique difficile au contact de puissances nucléaires  comme la Chine et des zones de rivalités géopolitiques comme la Caucase, l’Asie centrale, l’extrême orient, tandis que les États-Unis ont pour voisins le Canada et le Mexique. La production par les Etats-Unis de nouveaux missiles en réponse au déploiement des missiles  russes n’apporte ni un gain de sécurité aux États-Unis, entourés des Océans Pacifique et Atlantique, et n’a pas d’effet de dissuasion, ni sur  la Russie, ni sur la Chine non plus qui doivent se positionner face à d’autres menaces provenant du continent eurasien. Cette décision fournit même une incitation de la part des Russes et des Chinois pour renforcer leur propre arsenal.

Pour William Perry, l’ancien ministre de la défense de Bill Clinton, le danger de guerre nucléaire est même plus important avec ces fusées intermédiaires que les fusées à longue portée, car elles ne seraient pas installées sur le territoire des États-Unis mais transférées sur les territoire des alliés en Europe.[6] Il existerait une asymétrie des risques encourus, puisque un missile de portée intermédiaire américain installé en Europe ou sur un navire de guerre pourrait atteindre une ville russe, mais les missiles russes de même portée n’atteindraient pas les villes américaines.  D’où la tentation de leur emploi et le risque d’escalade avec des missiles à longue portée.

Après s’être retirés unilatéralement du Traité ABM (Traité anti missiles balistiques) en 2002, du traité INF en 2019; Les Etats-Unis, ont aussi  souligné que le renouvellement d’un traité de réduction des armes nucléaires, Start II (Traité de réduction des armes stratégiques) signé en 2012, ne serait pas automatiquement reconduit en 2021.

Or, comme lors de la Guerre Froide, une relance des armements nucléaires entre les États-Unis et la Russie serait un facteur de dégradation supplémentaire de la sécurité des Européens dont le territoire est redevenu le théâtre principal de la rivalité russo-américaine. L’Europe est un enjeu géopolitique entre les visions concurrentes des États-Unis et de la Russie, pour les questions de  sécurité mais aussi de rivalité de pouvoir depuis l’élargissement de l’OTAN aux frontières de la Russie. L’entrée en scène du facteur nucléaire aggraverait cette configuration. Au delà de l’Europe, la sortie des États-Unis du  traité START après le retrait du traité INF donnerait également un signal négatif non seulement à la Russie mais aussi à la Chine, l’Inde, le Pakistan, l’Iran et la Corée du Nord qui considéreront qu’ils n’ont pas d’autre choix que de renforcer aussi leurs programmes nucléaires afin de protéger leur  sécurité.

Il faut aussi rappeler que les États-Unis sont sortis en 2001 du traité ABM (traité anti missiles balistiques) signé en 1972, afin de relancer le projet de bouclier anti-missile. Cette décision a été justifiée par la nécessité de  protéger le territoire américain mais aussi les alliés européens face aux missiles balistiques, et notamment ceux de l’Iran. Sous la présidence Obama, l’accord de 2015 sur le nucléaire iranien n’a pas stoppé la mise en œuvre du bouclier anti-missile.

Le retrait des États-Unis  du traité INF, suivi d’une relance de la course aux armements, aurait aussi pour effet une accélération probable du projet de bouclier anti-missile. L’Europe serait en première ligne pour les risques encourus de guerre nucléaire dans le cadre de la rivalité croissante entre les Etats-Unis et la Russie. L’Union européenne se diviserait très probablement,  à l’image des prises de positions variables  des États membres face aux différentes  crises en évolution.

L’OTAN a affirmé ne pas vouloir se lancer dans une course aux armements et refuse jusqu’à présent la perspective d’installer de nouveau missiles sur le territoire européen.

Rose Gottemoeller, ancienne secrétaire générale de l’OTAN et négociatrice en chef des Etats-Unis pour le nouveau traité Start en 2009 and 2010 a souligné que le non-renouvellement du dernier traité de désarmement accélérerait le développement déjà engagé par la Russie de nouvelles armes très performantes, et réduirait donc la sécurité des Etats-Unis. Si l’objectif était d’inclure la Chine dans les négociations car elle n’était signataire d’aucun traité jusqu’à présent, il valait mieux prolonger le traité START pour donner plus de temps à la négociation[7]. De plus,  abandonner le traité START pour forcer la Chine à un  signer un nouveau traité  ne modifiera en rien son refus de signer des traités qui limiteraient ses capacités alors qu’elle considère que les armements nucléaires américains et russes lui sont très largement supérieurs. Il vaut mieux dans ce cas préserver le dernier traité de désarmement,[8]

Cette accélération de la course aux armements nucléaires ferait des Européens les grands perdants dans cette nouvelle rivalité des puissance.

En conclusion, il serait urgent pour les dirigeants des États européens de se pencher sur cet enjeu majeur afin de ne pas se cantonner à un rôle de supplétifs. Il serait approprié de demander  le  prolongement du traité START, comme la Russie l’a déjà fait, mais aussi de nombreux experts[9] des questions de sécurité dans  tous les Etats concernés Autrement dit, éviter de laisser la sécurité de leur citoyens dépendre de manœuvres américaines et russes, sans influencer le cours de choses.

Pour solidifier le gain de stabilité avec la prolongation du traité START, l’idée d’une nouvelle architecture européenne de sécurité de Lisbonne à Vladivostok incluant la Russie devient encore plus pertinente. En effet, seule une négociation d’envergure continentale incluant la Russie est susceptible de rétablir la confiance et maîtriser cette nouvelle course aux armements qui n’a pas de sens pour les intérêts géopolitiques des nations européennes.

[1] https://www.capital.fr/economie-politique/il-faut-se-liberer-de-lemprise-americaine-et-se-rapprocher-de-moscou-clament-plusieurs-hauts-grades-de-larmee-1368939

[2] https://shape.nato.int/news-archive/2020/defender-europe-20-health-and-welfare-are-priority

[3] https://www.defense.gov/Explore/News/Article/Article/2119581/coronavirus-fails-to-affect-eucom-readiness/fbclid/IwAR1N_RYdR_5y9tuAbtbUhtrGhJER7P5f9RaKkpxHFNnujZptj_o5qnzr3_U/

[4] https://www.defenseone.com/politics/2020/02/esper-plays-nuclear-war-russia-nukes-europe-us-fires-back/163268/

[5] https://www.grip.org/fr/node/2734

[6] https://www.politico.com/story/2017/06/24/nuclear-arms-treaty-russia-trump-239923

[7] https://www.nytimes.com/2019/11/08/opinion/dont-let-the-new-start-treaty-lapse.html

[8] https://nationalinterest.org/blog/skeptics/rip-era-arms-control-over-90126

[9] https://www.armscontrol.org/act/2020-03/focus/one-wins-arms-race-nuclear-war