« L’Europe et le rejet de son héritage chrétien » , par Dr Anna Gichkina, chercheur indépendant, auteur et traductrice

13 janvier 2017 0 Par Pierre-Emmanuel Thomann

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Христанство – начало Европы, и конец христианства – конец Европы.

« Le christianisme fut le début de l’Europe de la même façon que la fin du christianisme désignera la fin de l’Europe. »

D. Merežkovskij, Carstvo Antixrista (Regne de l’Antéchriste)

         Le processus dont nous sommes tous aujourd’hui témoins est plus grave que nous ne le pensons. Il s’agit de la crise du christianisme. Représentant un des trois piliers[i] de la formation de l’Europe la tradition chrétienne perd de plus en plus ses positions laissant cette dernière désorientée et déstabilisée.

         Le monde occidental a été mené des siècles durant par des élites aristocratiques chrétiennes. Ce tel système du fonctionnement de la société a permis de poser des bases solides pour l’économie telle que nous la connaissons aujourd’hui ainsi que pour une organisation politique influente jouant un rôle important dans tous les processus sociopolitiques et économiques mondiaux.

         Grâce au christianisme nous avons connu l’héritage du monde antique. Sans lui, Athènes et Rome auraient été pour nous aussi étrangers et méconnus qu’ils le sont aujourd’hui pour de nombreuses civilisations issues de l’Egypte antique et de Babylone. Par la foi en Dieu unique et par la désacralisation de la nature, le christianisme a favorisé le progrès scientifique et joué un rôle important dans la formation d’une nouvelle image du monde dont nous continuons à être porteurs encore aujourd’hui. Par sa conception d’une personnalité libre et responsable le christianisme a donné naissance à la doctrine des Droits de l’Homme[ii].

         Par la séparation de l’Église et de l’État le christianisme a rendu possible l’existence de la société civile ainsi que de la liberté personnelle. Il importe d’y ajouter le rôle non négligeable que le christianisme a joué dans la formation et le développement des cultures nationales. Jean-Paul II a très bien expliqué la nature chrétienne de la civilisation occidentale :

         […] l'identité européenne ne peut être comprise sans le christianisme et que c'est en lui, justement, que se retrouvent les racines communes qui ont permis le mûrissement de la      civilisation du vieux continent, de sa culture, de son dynamisme, de ses capacités d'entreprise, d'expansion constructive dans les autres continents également; en un mot, tout ce qui constitue sa gloire[iii]


         Les évènements des dernières années tels que la crise économique, la désindustrialisation, la dévalorisation des valeurs morales démontrent au monde entier l’esprit destructif et l’état d’impasse du fonctionnement de l’Europe dans sa forme actuelle. Un autre exemple d’un piteux état de l’institution européenne réside dans des attaques terroristes récentes. L’Europe flirte avec l’islam tout en réprimant d’une manière tout à fait consciente le christianisme qui est le fondement des traditions des pays occidentaux. L’origine du malheur de la politique européenne réside dans l’absence de la notion de la communauté européenne. Les élites européennes et les partisans de ce projet dévastateur ne tiennent pas compte d’une Europe historique, de ses traditions plus vieilles que le temps d’où un problème identitaire croissant. Ces « happy few » essayent d’imposer aux peuples d’Europe l’effacement de leurs identités nationales formées sur des valeurs et des traditions historiques européennes. Ce choix globaliste sous-entend le rejet de l’essence historique de l’Occident contribuant ainsi au déclin progressif de la civilisation européenne.  Aujourd’hui, l’Europe connaît des excès du libéralisme, phénomène sociopolitique qu’elle a si bien assimilé. Les temps des aristocrates chrétiens sont terminés. À leur place vient l’élite progressiste prônant des nouvelles valeurs et une nouvelle éthique. La culture et la morale chrétiennes sont remplacées, à notre époque, par des nouvelles tendances ultra-progressistes en nous éloignant de nos racines, nos traditions et notre histoire. La liberté prônée par John Locke, un des premiers propagateurs du libéralisme, justifie toute action individuelle ne dérangeant pas d’autres individus. Cette vision des normes de la société a bien trouvé sa place respective en Occident[iv]. Cette idée du philosophe pourrait très bien fonctionner à condition du respect de la morale judéo-chrétienne ce qui fut le cas de notre civilisation depuis des centaines de siècles. « Le monde est travaillé depuis dix-huit siècles par un ferment, l’Évangile[v] », –  écrira le vicomte Eugène-Melchior de Vogüé à propos du primat de la raison survenu au siècle des Lumières. Le fondement moral et éthique de notre société n’a encore jamais été remis en question avec une telle ardeur qu’à notre époque. L’Occident contemporain semble ainsi confondre la notion de la liberté avec celle du libertinage.

         Aujourd’hui, l’Europe essaie de faire « tabula rasa » de son histoire, entreprise vouée, à mon avis, à l’échec car jamais rien ne peut être enlevé de la réalité historique. L’histoire ne peut être refaite. Au lieu de nier ses racines l’Europe devrait se préoccuper de la restitution de son lien naturel avec la tradition. Il ne s’agit pas de refuser le libéralisme ou de revenir au passé mais plutôt de réconcilier la tradition et la modernité, la religion et la laïcité.

         Pour éviter la disparition des traditions, des nations et de l’identité hérité de nos aïeules, l’Europe a besoin d’une nouvelle élite comprenant le respect pour l’héritage traditionnel moral et culturel de leurs pères ainsi que pour des bases spirituelles solides de la civilisation européenne. Il existe une expérience millénaire de l’humanité aussi bien qu’il existe un lien sémantique objectif indépendant de nos caprices, nos manies et même de nos traumatismes. Rester fidèle à cet héritage, vivre selon ses valeurs sans cesser de l’enrichir et de le rafraîchir – voilà le devoir de ceux qui souhaitent bâtir une Europe unie.


[i]  Il s’agit du rationalisme grec, du droit romain et de la tradition chrétienne

 

 

[ii] La morale artificielle des Droits de l’Homme issue de la réciprocité commune des intérêts sera souvent dénoncée par de nombreux penseurs. Chesterton écrira à ce sujet : « La morale n’est pas née lorsqu’un homme a dit à un autre : « Je ne te frapperai pas si tu ne me frappes pas » – il n’y a aucune trace d’une telle transaction. Mais il est avéré que deux hommes ont dit : « Nous ne devons pas nous frapper dans ce lieu sacré. » Ils ont conquis leur morale en défendant leur religion. Ils n’ont pas cultivé le courage. Ils ont combattu pour l’autel et découvert qu’ils étaient devenus courageux. », Gilbert Keith Chesterton, Orthodoxie [1908], trad. de l’anglais par L. d’Azay, Paris, Climats,  p. 108-109.

 

 

[iii] Ioannes Paulus II, Allocutio (Acte Eucharistique à Saint Jacques de Compostelle, Espagne -9.XI.1982), 2 : L'Osservatore Romano, 11.XI, 1982, p. XLIII.

 

 

[iv]  John Locke, Essai philosophique sur l'entendement humain [1689], trad. de l’anglais par J.-M. Vienne, coll. « Biblio Textes Philosophiques », Paris, Librairie Philosophique Vrin, 2002

 

 

[v] Eugène-Melchior de Vogüé, Le Roman russe [1886], Éd. critique par Jean-Louis Backès, Paris, Editions Classiques Garnier, 2010,  p. 89.