Le pivot allemand vers l’Ost-Mitteleuropa et les Balkans

Le pivot allemand vers l’Ost-Mitteleuropa et les Balkans

Le sommet franco-allemand du 29 avril à Berlin et consacré aux  Balkans a donné lieu à un communiqué consensuel mais sans substance sur la responsabilité particulière des Allemands et des Français vis à vis de la stabilité de la région. Les deux Etats sont en réalité en désaccord sur les priorités géopolitiques de l’UE: l’Allemagne est favorable à une accélération de l’élargissement de l’UE aux Balkans occidentaux tandis que la France cherche à freiner ce processus. Dans le contexte des élections européennes, il est politiquement délicat, aussi bien en France qu’en Allemagne  de parler d’élargissement de l’UE face au scepticisme des citoyens de deux pays. Toutefois à plus long terme, les avis divergent. Les réseaux Allemands au pouvoir sont favorables à un élargissement de l’UE vers son flanc oriental pour poursuivre le processus d’occidentalisation continental et promouvoir les intérêts géo-économiques allemands. Les Français, en raison de l’inertie de leur tropisme méditerranéen, craignent la poursuite du déplacement du centre de gravité géopolitique de l’UE vers l’Est et les Balkans, conséquence de la réunification allemande et l’élargissement  de l’UE vers l’Est. Pour y remédier les Français sont aussi plus favorable à une « Europe des cercles » plus restreinte, tandis que les Allemands sont en faveur d’une « Europe espace ».

Pour comprendre la position allemande, il est nécessaire de se pencher sur le positionnement géopolitique de l’Allemagne comme « puissance centrale européenne » vis à vis de l’Europe centrale et orientale (l’Ost-Mitteleuropa) .

Il faut aussi souligner que la puissance n’a pas la même définition en Allemagne qu’en France ou aux Etats-Unis mais se rapproche de la notion d’influence afin de s’exercer au travers des alliances (OTAN/UE) et de rester implicite

La représentation de Allemagne comme puissance centrale est largement déterminée par le traumatisme de la guerre sur deux fronts (Première et  Seconde Guerre mondiale), à la suite d’un encerclement an centre de l’Europe par des alliance hostiles de revers (France/Angleterre/USA avec /Russie puis Union soviétique). Afin de résoudre la difficulté de la position au centre, l’Allemagne ancrée à l’Ouest, à pour objectif de poursuivre l’occidentalisation toujours plus à l’Est dans la profondeur eurasienne depuis la chute de l’URSS, pour sa sécurité mais aussi ses intérêts de puissance économique et normative. Elle cherche ainsi a obtenir une plus grande profondeur stratégique, pour repousser les fractures géopolitiques le plus à l’Est possible.

Aujourd’hui, l’Allemagne est donc une puissance centrale qui poursuit son expansion vers les nations d’Europe orientale et d’Eurasie issues de l’ex URSS  (Ostmitteleuropa) et les Balkans. L’idéologie qui sous-tend cette expansion est différente de l’idéologie pangermanisme à la veille de la Première Guerre Mondiale, car elle se poursuit aujourd’hui au nom de l’occidentalisation et l’européanisation de son flanc oriental, d’où la rivalité géopolitique croissante avec la Russie. Donc l’idéologie change mais les tropismes géographiques perdurent. Comme on l’a dit précédemment, L’Allemagne confond ses intérêt avec ceux de l’Europe, et donc écarte par avance toute critique sur son Ostpolitik,  notamment de la part de la France qui s’est enfermée elle même dans la primauté du « couple franco-allemand » et a reculé en influence en Europe centrale et orientale et dans les Balkans.

C’est ainsi que les gouvernements allemands poursuivent implicitement la construction d’une zone tampon à l’Est vis à vis de la Russie au moyen du partenariat oriental de l’Union européenne et de l’OTAN. Le Partenariat oriental a été proposé par la Pologne, sous l’influence de la « doctrine Sikorski » et la Suède. Selon cette doctrine, le partenariat oriental  est  principalement un outil pour réduire l’influence de la Russie dans son étranger proche et rapprocher les pays du Partenariat oriental de l’UE. Le partenariat oriental  aussi été initié pour contrer le tropisme euro-méditerranéen de la France, dans le contexte de la crise provoquée par le projet d’Union méditerranéenne de Nicolas Sarkozy en 2007/2008. L’Allemagne a toujours soutenu le partenariat oriental, mais en agissant dans les coulisses  de l’Union européenne. L’Allemagne a d’abord bloqué  le projet d’Union méditerranéenne de la France  pour éviter une division de l’UE et contrer l’émergence de la France comme chef de file des pays méditerranéens en contrepoids de l’Europe allemande, afin d’éviter une fragmentation de l’Europe en alliances variables, et  maintenir la France et les pays du Sud dans le giron de l’UE. Le partenariat oriental a ensuite été soutenu fortement par l’Allemagne tandis que l’Union pour la Méditerranée n’est jamais mise en avant dans les priorités allemandes.

L’Allemagne comme puissance centrale mais aussi puissance économique et normative table aussi sur  l’ouverture des marchés dans les pays du partenariat oriental. L’enjeu principal est  notamment l’Ukraine en raison de son rôle de pivot géopolitique. Elle est donc à nouveau tiraillée entre Allemagne et Russie, avec le soutien des USA et des pays les plus atlantistes de l’OTAN et de l’UE. L’Allemagne se considère responsable de la trajectoire géopolitique de l’Ukraine, en  synergie avec les priorités euro-atlantiques pour parvenir à son objectif.

La nouvelle Ostpolitik (Neue Ostpoltik) de la première coalition d’Angela Merkel (2005-2009) (en référence  de l’Ostpolitik des années Guerre froide) portait sur une occidentalisation « douce » de l’Ostmitteleuropa jusqu’à la Russie. Elle a échoué car elle était ancrée sur  l’illusion de l’occidentalisation par le commerce, et cela ne fonctionne visiblement pas avec la  Russie.

Depuis la chute de l’URSS, l’élargissement de l’OTAN aux pays d’Europe centrale et orientale issus du bloc de l’Est,  fut d’abord promue  par les Allemands, et non pas par les Américains qui lui ont emboîté le pas pour préserver leur leadership en Europe, et éviter un retour de la puissance russe.

Cet élargissement, au détriment des promesses faites à la Russie au moment de l’unification allemande, a fait avancer l’occidentalisation de l’Europe de l’entre-deux (Zwischeneuropa), mais le front à été déplacé plus à l’Est en Ukraine, aux frontières directes de la Russie. L’Ukraine est donc devenue le nouveau champ de bataille entre l’Occident et la Russie.

En ce qui concerne la crise entre l’Occident et la Russie, c’est l’Allemagne qui a été en pointe avec les États-Unis pour sanctionner la Russie, en raison de sa responsabilité particulière qu’elle s’est arrogée pour l’Ukraine. Le Partnership in Leadership qui avait été proposé à l’Allemagne par les États-Unis après l’unification allemande s’est incarné à l’occasion de la crise en Ukraine. tandis que le processus de Minsk mis en place par le  couple  franco-allemand  s’est enlisé.  On peut aussi émettre l’hypothèse d’un retour du refoulé  en Allemagne vis à vis de la Russie. L’Allemagne s’est repentie vis à vis de son passé historique après la défaite de 1945, et s’est occidentalisée. L’Allemagne  s’attendait à une évolution similaire de la part de la Russie après la Guerre froide, mais la  Russie non seulement ne se repent pas vis à vis du passé soviétique,  mais ne s’occidentalise pas non plus (d’autant moins qu’il s’agirait d’une américanisation comme l’Allemagne après 1945). La crise avec la Russie est aussi une occasion pour l’Allemagne de se trouver du bon côté de la posture morale et de prendre une certaine revanche sur la Russie. D’où les déclarations très moralisatrices d’Angela Merkel  sur la Russie de Poutine qui agirait comme une puissance du 19ème siècle  impliquée dans les  conflits territoriaux « d’un autre âge » face au normativisme des relations internationales recherché par  les Allemands  pour promouvoir leurs propres intérêts implicites.

En poursuivant l’occidentalisation dans les pays de l’ex-URSS au moyen du partenariat oriental de  l’UE et les mesures de réassurance de l’OTAN, les Allemands construisent dans l’immédiat un cordon sanitaire vis à vis de la Russie. Mais à plus long terme, les Allemands n’ont pas abandonné l’idée d’une occidentalisation dans la Russie post-poutienne au moyen de l’influence des réseaux économiques et des contacts avec la société civile avec les ONG. Avec l’UE et l’OTAN comme paravent, l’Allemagne évite d’être perçue comme une puissance et a fortiori une puissance  militaire, vis à vis de ses voisins et de sa propre population.

L’Allemagne, en se portant garante avec les USA  de la sécurité des pays d’Europe centrale et orientale, se place en chef de file de l’UE, et renforce sa position idéale au centre des alliances euro-atlantiques.  Cette nouvelle Ostpolitik allemand est donc implicite, car il n’y est pas fait mention officiellement en Allemagne. L’Allemagne agit pourtant bien comme puissance  y compris au moyen du  rapport de force hybride avec le soutien  au changement de régime en Ukraine (« euromaïdan ») en alliance les États-Unis et les pays d’Europe centrale et orientale méfiants de la Russie.

Les États-Unis ont pour objectif géopolitique de détacher l’Ukraine de la Russie pour fragmenter l’Europe et préserver leur position dominante sur le Rimland européen. Ils ont donc aussi pour objectif implicite d’empêcher un rapprochement entre l’Allemagne et le Russie. Les objectifs géopolitiques de l’Allemagne et des Etats-Unis coïncident donc aujourd’hui pour occidentaliser l’ Ukraine, mais à plus long terme, il n’est pas sûr que ce soit le cas, si l’Allemagne décide à nouveau de se rapprocher de la Russie. Pour les intérêts de l’Allemagne,  Bismarck avait toujours souligné que l’Allemagne avait besoin d’une  relation étroite avec la Russie. L’Allemagne, depuis la Guerre Froide jusqu’à aujourd’hui, s’est largement alignée sur les priorités géopolitiques des États-Unis. L’Allemagne a pourtant commencé  à avoir une position plus indépendante, notamment  avec le chancelier Schröder qui était opposé à  la guerre en Irak avec un axe Paris-Berlin-Moscou et la chancelière Merkel s’est opposée avec la France à un élargissement rapide de l’OTAN à la Géorgie. Toutefois depuis la crise en Ukraine en 2014, l’Allemagne s’est à nouveau fortement rapprochée de la vision américaine. Les partis d’opposition en Allemagne (AFD et Die Linke) sont toutefois tous deux favorables à un rapprochement avec la Russie.  La situation est susceptible d’évoluer si la crise transatlantique entre l’Allemagne et les Etats-Unis depuis l’élection de Donald Trump se renforce.

L’élargissement de l’UE dans les Balkans occidentaux, comme étape préalable à l’élargissement au Pays du partenariat oriental

L’idée au sein du petit cercle des élites allemandes euro-atlantistes est aussi d’agir en deux temps. Les Allemands soutiennent une reprise de l’élargissement de l’UE dans les Balkans occidentaux, d’où les propositions récentes de la Commission européenne. Il s’agit d’abord de montrer que l’adhésion des pays des Balkans, amènera plus de prospérité à ses citoyens et par effet domino, préparer les opinions à une expansion vers les pays du Partenariat oriental à long terme. L’élargissement de l’UE aux Balkans est ainsi destiné à contrer l’influence de la Russie et de la Turquie, modèle de démocraties « illibérales », narratif repris aussi par le président Emmanuel Macron.

Cette stratégie est loin d’être gagnée, vu les obstacles, notamment la question du Kosovo et la réticence des autres membres de l’UE. L’idée est de tronçonner les élargissements en plusieurs phases vers la Macédoine du Nord, l’Albanie, objectifs supposés plus atteignables, pour ensuite continuer avec le Monténégro et la Serbie et les entités les plus difficiles, le Kosovo et la Bosnie qui risquent de bloquer très probablement tout le processus. Tant que la Serbie ne reconnait pas l’indépendance du Kosovo, qui lui a été soustrait lors de l’opération militaire de l’OTAN en 1999,  on peut s’attendre à des négociations difficiles, dans le contexte du Brexit qui réduira le budget de l’UE et les désaccords entre membres de l’UE, et donc un échec possible de ces plans. Ces projets donnent toutefois une indication intéressante sur les intérêts géopolitiques dominants des réseaux politiques  et économiques au pouvoir en Allemagne.

En ce qui concerne la Russie, comme il n’est plus question de faire plier la Russie avec Poutine comme président, la crise ukrainienne l’a démontré, c’est l’après-Poutine qui est visé. L’objectif est ainsi de favoriser un changement de régime en Russie lorsque les pays du partenariat oriental, en particulier l’Ukraine, pays pivot,  se seront occidentalisés. Ces objectifs implicites ne sont jamais mis sur la place publique mais circulent dans les débat des think-tanks à Bruxelles, largement en phase  avec la vision euro-atlantiste de l’UE, et en alignement avec les priorités des objectifs géopolitiques des États-Unis, sous le vocable de « complémentarité ente l’UE et l’OTAN ». Le président Donald Trump apporte un élément d’incertitude, mais on ne note pas encore de changement de direction majeur sur ces questions au sein de l’administration américaine.

La situation est complexe, car on observe un double jeu des Allemands qui poursuivent  une expansion économique orientale, en gardant des liens forts avec la Russie sur les questions énergétiques, mais une rivalité croissante avec la Russie en synergie avec les USA pour renforcer l’OTAN à l’Est et édifier le Partenariat oriental de l’UE, et donc construire une zone tampon vis à vis de la Russie

 Les sanctions allemandes  contre la Russie sont toujours  calibrées afin de ne pas mettre en danger les intérêts fondamentaux de sa puissance économique, tout en  satisfaisant les USA mais aussi les pays d’Europe centrale et orientale méfiants de la Russie. Il s’agit d’une politique d’équilibre vis à vis  des intérêts des partenaires de l’Allemagne, et une nouvelle politique de réassurance, voire d’endiguement de la Russie sur la plan géostratégique.

A cette approche s’ajoute une géopolitique des flux car l’Allemagne est une puissance qui se positionne comme nœud dans les  réseaux de la globalisation et son influence dépasse  donc largement ses propres frontières. L’Allemagne comme puissance économique a besoin d’énergie et s’approvisionne dans l’ellipse stratégique dans la zone Sibérie/Mer Noire-Moyen-Orient. Les gouvernements allemands ont soutenu la construction des gazoducs Nordstream I et le projet Nordstream II.  Une inflexion est toutefois en cours sous la pression des États-Unis et des pays d’Europe orientale contre ce projet, mais  il devrait se concrétiser car l’Allemagne et l’Europe n’ont pas de  réelles alternatives.au gaz russe. Ces infrastructures énergétiques ne sont que le prolongement du choix fait par l’Allemagne lors de la Guerre Froide de s’approvisionner en URSS et de construire ces gazoducs dans le cadre de l’Ostpolitik, et  aujourd’hui comme hier, contre l’avis des États-Unis. Comme puissance économique de taille mondiale, les industriels Allemands ont pourtant besoin de la liberté de navigation maritime et donc de la puissance maritime américaine, pour leurs exportations.