Relance de la course aux armements nucléaires: l’Europe en première ligne

Relance de la course aux armements nucléaires: l’Europe en première ligne

22 octobre 2018 0 Par Pierre-Emmanuel Thomann

Donald Trump a confirmé le 20 octobre qu’il allait retirer les USA du traité INF sur les armes nucléaires avec la Russie. Cette décision risque de fragiliser la sécurité européenne. Cette problématique avait déjà été anticipée dans  l’article suivant (25 octobre 2017)  : 

Depuis l’élection de Donald Trump, un débat interne a lieu aux États-Unis sur la relance des programmes d’armements nucléaires et leur éventuel retrait du traité INF (Traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire). Le traité INF, négocié entre le président Américain Ronald Reagan et le président de l’Union soviétique Michail Gorbatchev a été signé en 1887 avec pour objectif d’éliminer les missiles de portée intermédiaire (entre 500 et 5500 km).

Ce débat est d’une grande importance pour la sécurité des  Européens.

Les États-Unis possèdent aujourd’hui un arsenal de 1650 têtes nucléaires et 18 armes nucléaires tactiques déployées en Europe réparties dans des bases de cinq pays. La Belgique, l’Allemagne, l’Italie, les Pays-Bas et la Turquie sont en possession d’ armes nucléaires américaines dans le cadre de la politique de partage nucléaire de l’OTAN.  Cet arsenal n’a pas d’équivalent dans le monde.

Dans le cadre de la modernisation de l’armement nucléaire américain,  Le ministère de la défense a prévu sous la présidence d’Obama de dépenser  230 à 290 milliards de dollars entre 2018 et 2040 pour les systèmes de vecteurs nucléaires, les têtes nucléaires, les missiles balistiques intercontinentaux (ICBM’s), les sous-marins lanceurs d’engins (SLBM’s), les bombardiers stratégiques.[note id=1] La nouvelle administration issue de la présidence Trump conduit une étude qui déterminera la marche à suivre, mais le nouveau président a de son côté annoncé un renforcement des capacités nucléaires des États-Unis.    

Pourquoi les États-Unis envisagent-ils de sortir du traité INF ?  Les États-Unis  ont accusé la Russie sous la présidence  Obama  en 2014 de ne pas se conformer au traité INF, et d’avoir testé et déployé des nouveaux missiles. Cette accusation a été démentie par  le gouvernement Russe, toutefois le président Russe Vladimir Poutine a  déclaré, dès 2007,  que ce traité ne correspondait plus entièrement aux intérêts de la Russie à cause de la relance du projet américain de bouclier anti-missile.

Des membres de l’administration Trump ont ensuite proposé que les États-Unis réactivent la production de leur propres missiles à moyenne portée afin que la Russie ne garde pas un avantage sur ce créneau. 

Or, comme lors de la Guerre Froide, une relance des armements nucléaires entre les États-Unis et la Russie serait un facteur de dégradation supplémentaire de la sécurité des Européens dont le territoire est redevenu le théâtre principal de la rivalité russo-américaine. L’Europe est un enjeu géopolitique entre les visions concurrentes des États-Unis et de la Russie, pour les questions de  sécurité mais aussi de rivalité de pouvoir depuis l’élargissement de l’OTAN aux frontières de la Russie. L’entrée en scène du facteur nucléaire aggraverait cette configuration. Au delà de l’Europe, la sortie des États-Unis du  traité INF donnerait également un signal négatif non seulement à la Russie mais aussi à la Chine, l’Inde, le Pakistan, l’Iran et la Corée du Nord qui considéreront qu’ils n’ont pas d’autre choix que de renforcer aussi leurs programme nucléaires afin de protéger leur  sécurité

Il faut aussi souligner que les environnements de sécurité des États-Unis et de la Russie ne sont  pas comparables. La question de la position géographique des territoires des États-Unis et de la  Russie  est un élément central pour comprendre que l’on ne peut pas simplement raisonner en termes d’équivalence des armements. La Russie est entourée dans son environnement géographique proche  de nombreux États dotés de capacité balistiques accrues, tandis que le monde multicentré à supplanté le mode bipolaire.       

Le territoire de la Russie est donc situé dans un environnement stratégique difficile au contact de puissances nucléaires  comme la Chine et des zones de rivalités géopolitiques comme la Caucase, l’Asie centrale, l’extrême orient, tandis que les États-Unis ont pour voisins le Canada et le Mexique. La production par les Etats-Unis de nouveaux missiles en réponse au déploiement des missiles n’apportait ni un gain de sécurité aux États-Unis, entourés des Océans Pacifique et Atlantique, et n’aurait pas d’effet de dissuasion sur la Russie non plus qui doit se positionner face à d’autres menaces provenant du continent eurasien. Cette décision fournirait probablement un prétexte de la part des Russes pour renforcer leur propre arsenal.  

Pour William Perry, l’ancien ministre de la défense de Bill Clinton, le danger de guerre nucléaire est même plus important avec ces fusées intermédiaires, que les fusées à longue portée, car elles ne seraient pas installées sur le territoire des États-Unis mais transférées sur les territoire des alliés en Europe.[note id=2] Il existerait une asymétrie des risques encourus, puisque un missile de portée intermédiaire américain installé en Europe ou sur un navire de guerre pourrait atteindre une ville russe, mais les missiles russes de même portée n’atteindraient pas les villes américaines.  D’ou la tentation de leur emploi et le risque d’escalade avec des missiles à longue portée.             

Certains experts américains estiment que même si la Russie a enfreint les principes du traité START, le pire serait de répondre par un retrait du traité INF et une relance de la course aux armements. Tom Countryman, considère ainsi que la sortie des USA du traité, après les hésitations de Donald Trump vis à vis de l’OTAN et sa méfiance sur les accords sur le climat, ferait le plus mauvais effet en Europe.

Dans le cas d’une installation de nouveaux missiles américains, La réaction de l’opinion publique, plutôt américano-sceptique depuis l’élection de Trump, ne se ferait pas attendre.  Il serait utile de se remémorer les manifestions contre les euromissiles en 1983, d’autant plus que la majorité des citoyens européens ne veulent pas voir les conditions de la guerre froide émerger à nouveau. L’opinion publique allemande est particulièrement sensible à ces questions car le territoire de l’Allemagne serait en première ligne lors d’un conflit nucléaire  au moyen de missiles à courte et moyenne portée. Lors de la guerre froide, les Etats-Unis avaient menacé d’installer des missiles Pershing afin de contrer les SS 20 soviétiques. Les Allemands avaient manifesté massivement sous le slogan « plutôt rouge que mort ». Il serait difficile aujourd’hui de rejouer la partition de Mitterrand qui avait déclaré le 20 janvier 1983 devant le Bundestag en Allemagne  : « Les fusées sont à l’Est, les pacifistes sont à l’Ouest » [note id=3], afin d’épauler Helmut Kohl qui cherchait à  convaincre les Allemands de la nécessité d’installer ces missiles. A l’époque, les Soviétiques ont reculé et les SS 20 ont été retirés. Aujourd’hui la situation géopolitique est très différente et  on risque au contraire une escalade.

Le candidat à la chancellerie allemande Martin Schulz avait annoncé durant la campagne électorale allemande vouloir retirer les armes nucléaires américaines en Europe.[note id=4] Il a perdu les élections, mais ce type de  discours est très populaire en Allemagne pour une grande partie de la population. Dans le traité de coalition CDU-FDP de 2009 le retrait de ces  armes nucléaires était aussi au programme, et une résolution du Bundestag en 2010 avait aussi demandé au gouvernement fédéral de négocier avec les États-Unis un retrait de ces armes.      

Si les États-Unis décident de sortir du traité INF, on peut aussi craindre  une fragilisation des autres traités comme New START de 2012, et tout le système de  réduction des armes nucléaires.  Il faut aussi rappeler que les États-Unis sont sortis en 2001 du traité ABM (traité anti missiles balistiques) de 1972, afin de relancer le projet de bouclier anti-missile avec pour justification la nécessité de  protéger le territoire américain mais aussi les alliés européens face aux missiles balistiques, et notamment ceux de l’Iran. Sous la présidence Obama, l’accord de 2015 sur le nucléaire iranien, n’a pas stoppé la mise en œuvre du bouclier anti-missile.

Le retrait des États-Unis  du traité INF, suivi d’une relance de la course aux armements, aurait aussi pour effet une accélération probable du projet de bouclier anti-missile. L’Europe serait en première ligne pour les risques encourus de guerre nucléaire dans le cadre de la rivalité croissante entre les Etats-Unis et la Russie. L’Union européenne se diviserait très probablement,  à l’image des prises de positions variables  des États membres face aux différentes  crises en évolution.     

En conclusion, il serait urgent que les dirigeants des États européens  se penchent sur cet enjeu majeur afin de ne pas se cantonner à un rôle de supplétifs. Autrement dit, éviter de laisser la sécurité de leur citoyens dépendre de manœuvres américaines et russes, sans influencer le cours de choses.