La fissuration géopolitique de l’UE post-COVID-19 entre rééquilibrage franco-italien et neutralisation germano-hollandaise

La fissuration géopolitique de l’UE post-COVID-19 entre rééquilibrage franco-italien et neutralisation germano-hollandaise

La crise à multiples facettes qui s’annonce, issue de la pandémie COVID-19, crise sanitaire, crise économique et inévitablement crise européenne, est aussi une crise géopolitique, Elle doit être comprise comme une dynamique susceptible de modifier la hiérarchie du pouvoir dans l’Union européenne.

Cette crise de longue durée nécessitera des négociations  régulières, aboutissant à des compromis précaires et temporaires. Nous ne sommes pas encore au cœur du cyclone, mais celui-ci viendra inéluctablement. C’est à ce moment là que les négociations seront les plus difficiles pour mettre en œuvre ce qui a été décidé au niveau européen pour faire face à la crise. Comme souvent, le diable se nichera dans les détails.

Il y a  aujourd’hui une course de vitesse entre l’onde de la crise qui se rapproche, et la rapidité des plans de relance. Les désaccords entre Etats membres ralentissent un réaction européenne commune et risquent de  favoriser des plan nationaux allant dans des directions opposées ou non coordonnées.

Cette nouvelle crise risque  aussi de faire rebondir la crise de l’euro qui en réalité n’a jamais été surmontée, mais seulement mis en veilleuse. Le constat est le suivant : l’euro n’a pas permis de renforcer la cohésion européenne entre Europe du Nord et Europe du Sud, et les mesures prises à la suite de la crise de l’euro (2010-2012) qui a suivi la crise financière de 2008 non plus[i]. La finance internationale n’a pas non plus été suffisamment régulée. Puisque le modèle de société ouverte à la globalisation et néolibérale comme toile de fond de l’euro a été maintenu,  il ne pouvait pas en être autrement.

Du point de vue géopolitique, cette crise est pourtant plus grave, car cette fois-ci, l’épicentre de la crise ne touche pas d’abord les pays périphériques comme la Grèce, le Portugal, L’Irlande et Chypre lors de la crise de l’euro en 2010, mais tous les Etats membres de l’UE y compris l’Allemagne, les Pays-Bas et les pays du  Nord, mais de manière plus prononcée  au cœur de la zone euro, avec  l’Italie, la France,  pays fondateurs, mais aussi l’Espagne

Des plans de relance nationaux ont été annoncés dans les Etats-membres, mais ils seront inégaux et risquent d’aggraver les différences de développement entre Etats-membres et d’accroître la fragmentation déjà problématique de la zone euro. En conséquence, les dettes vont donc aussi massivement augmenter et les Etats déjà endettés avant la crise pourront avoir des difficultés à lever des fonds pour alimenter les plans de relance. A la suite de la crise économique, une crise des dettes pourrait à nouveau pointer à l’horizon à un stade plus avancé de la crise économique. Le retour de la spéculation financière profitant de la difficulté des pays du Sud comme l’Italie à se financer sur les marchés financiers, et se transmettant  à l’Espagne et à la France pourrait entraîner l’éclatement de la zone euro selon un scénario extrême. La Banque centrale européenne (BCE), est supposée empêcher ce scénario par ses interventions à l’image de la crise de l’euro (2010-2012), mais l’ampleur de la crise actuelle renforce les interrogations.

D’où l’idée d’un plan européen avec différents volets pour aider les pays en difficulté à limiter l’accroissement des dettes et la difficulté à les rembourser, mais aussi coordonner ces plans nationaux.

A l’occasion de la négociation de ce plan de relance européen pour faire face à la crise économique, le rapprochement est spectaculaire entre la France et l’Italie face à la pandémie. Cette posture tranche nettement par rapport à la phase précédente caractérisée par une relation très difficile entre la président français Emmanuel Macron et le gouvernement italien de Matteo Salvini.

La France et l’Italie, mais aussi l’Espagne sont les deux principaux avocats en faveur de la  création d’un instrument de mutualisation des dettes au niveau de l’UE, les coronabonds.

Les Français avaient en tête un fond temporaire de plusieurs centaines de milliards d’euros pour financer les services publics, notamment la santé, mais aussi les filières comme le transport, tourisme. et les nouvelles technologies. Ces coronabonds sont les héritiers des eurobonds qui avaient été imaginés pour mutualiser les dettes au sein de la zone euro. Il faut se rappeler que la France a toujours cherché à faire émerger un gouvernement économique de la zone euro avec un budget spécifique associé, et même un parlement, mais cette proposition a toujours été refusée par l’Allemagne. Les propositions d’Emmanuel Macron en ce sens au début de son mandat, ont à nouveau échoué, et cette crise est l’occasion de remettre sur la table des propositions qui sont différentes, mais pour essayer d’aboutir au même résultat.

Les pays du Sud entrent en opposition frontale avec les pays du Nord, Allemagne et Pays-Bas en tête, qui refusent une  « communauté de destin de dettes ». Les Allemands et leurs alliés du Nord craignent que ce plan temporaire, en raison de la gravité supposée de la crise, ne se transforme en mécanisme permanent et constitue à plus long terme un saut d’intégration difficilement réversible. Dans le passé, les nouveaux instruments créés en dehors de traités de l’UE ont été pérennisés et incorporés dans l’acquis communautaire (Schengen, MES..)  et c’est précisément ce que cherchent à obtenir les fédéralistes de la bureaucratie européenne « profonde  »..

On a donc deux camps qui se font face comme lors de la crise de l’euro après la crash de 2008 : France, Italie, Espagne, Portugal, Irlande, Grèce, Belgique, Luxembourg, Slovénie qui plaident pour plus de solidarité (et moins de contreparties en termes de réformes structurelles) et ceux qui sont opposés à plus d’aides (mais veulent aussi plus de contreparties) l’Allemagne, les Pays-Bas, l’Autriche, la Finlande, le Danemark…

On retrouve les deux grandes représentations  contradictoires qui avaient cours lors de la crise de l’euro et qui avaient été érigées en slogans de négociation, « l’Europe de la solidarité » versus « l’Europe de la stabilité ». La France et l’Italie, pays latins, ont pour soutien les petits Etats qui forment la zone tampon entre Europe germanique et Europe latine, la Belgique, le Luxembourg, la Slovénie. S’y ajoute l’Irlande. Une entente est difficile entre les gouvernements car il sont politiquement sous les pressions contradictoires de leurs électeurs.  Dans les pays du Nord, des compromis qui impliqueraient des transferts financiers massifs vers les pays du sud sont difficilement acceptables pour les citoyens, tandis que  dans  les pays du Sud, les citoyens pourront difficilement accepter les contreparties en termes de réformes structurelles comme cela s’est produit pour la Grèce lors de la crise de l’euro. Tous les grands Etats de l’UE sont sur la voie d’une fragmentation politique interne et donc affaiblis pour prendre des  décisions fortes dans le sens d’un saut fédéral.  En fin de compte, les Etats défendent des intérêts nationaux, la notion de « solidarité» est subjective et l’on ne peut comparer les relation entre Etats à une amitié entre personnes. Rappelons nous la formule du Général de Gaulle selon laquelle les États n’ont pas d’amis, ils n’ont que des intérêts.[ii]

Toutefois, il y a une grande différence avec la crise de l’Europe de 2010-2012, qui était une crise touchant le pays périphériques face à quoi l’Allemagne cherchait à limiter les plans de sauvetage au strict minimum, avec des contreparties de réformes, pour sauver l’euro.

L’Allemagne, touchée par la crise en raison de l’arrêt de l’économie, a aussi besoin de s’écarter des règles, pour mettre en œuvre son propre plan de relance. D’où l’approbation de l’Allemagne de la suspension temporaire du pacte de stabilité et de croissance, et l’assouplissement temporaire du régime des aides d’Etat.

Ce nouveau contexte lui donne un avantage en raison de sa capacité plus importante que les autres Etats-membres. L’Allemagne a besoin, non plus de limiter les dépenses par une politique de rigueur en contrepartie des prêts, mais au contraire de faciliter les liquidités dans la zone euro et l’UE, notamment vers les pays du Sud  pour maintenir le marché unique ouvert à ses exportations, et en limitant au maximum une mutualisation des dettes quelle devrait garantir en dernier ressort. L’Allemagne chercherait ainsi à préserver son rôle de « puissance centrale et économique » de l’UE mais par un autre doctrine que celle qui avait cours lors de la crise de l’euro. La France mais aussi l’Italie cherchent par contre à utiliser cette crise, non seulement pour contenir la crise qui va les toucher plus durement, mais aussi de modifier en leur faveur le système de la zone euro afin d’obtenir un rééquilibrage en termes de pouvoir par rapport à l’Allemagne et les pays du Nord.

Il serait toutefois difficile de croire que dans l’hypothèse où les coronabonds soient acceptés, elles ne soient pas assortis de contreparties très strictes exigées par l’Allemagne, les Pays-Bas et leurs alliés du Nord. Un mécanisme qui s’apparenterait aux coranabonds, mais uniquement temporaire et ciblé, ne permettrait sans doute pas de résoudre sur le long terme la fragmentation croissante et les inégalités au sein  de la zone euro. Ce mécanisme permettrait de renforcer les liquidités pour sauver temporairement le système, et retarderait les prises de décisions difficiles comme la restructuration de l’économie et donner l’illusion que l’on peut revenir à la situation ex ante, mais avec plus de dettes. Il n’y a pas de garantie non plus que les facilités de la BCE aillent dans le système productif au lieu de la spéculation financière

La question centrale est la suivante: au delà de sauvetage de leur économie qui est au départ désavantagée, La France et l’Italie, et aussi l’Espagne sont-elles prêtes à un véritable bras de fer avec l’Allemagne et les Pays-Bas ?

Vers un compromis européen bancal et précaire : l’axe franco-italo-espagnol et la neutralisation germano-hollandaise

Pour éviter les coronabonds proposés par les pays du Sud, c’est à dire une mutualisation éventuellement irréversible des dettes au niveau européen qui aboutirait à une union de transferts (Tranferunion), l’Allemagne est prête à offrir  comme alternative une contribution financière importante à un plan de relance mais qu’elle espère temporaire, en repoussant les décisions sur les enjeux de fond. Se pose aussi la question du saut fédéral, que l’Allemagne n’est pas prête à faire, car l’UE n’est pas une nation. L’Allemagne et les pays du Nord, estiment aussi qu’ils ne sont pas assez forts pour éponger in fine les dettes des pays du sud et que cette perspective  serait difficilement acceptable par les citoyens dont le vote se reporterait sur les partis d’opposition.

Le président français, comme le premier ministre italien mettent la pression sur l’Allemagne en invoquant le risque d’effacement du projet européen qui est de nature politique, mais à plus long terme on touche aux enjeux géopolitiques de fond, en particulier les malentendus franco-allemands dans le projet européen. Comment invoquer une mutualisation des dettes sans donner en contrepartie une mutualisation politique, ce que la France a toujours refusé jusqu’alors? Les Allemands perçoivent cette insistance des Français à vouloir mutualiser les dettes à chaque crise pour profiter de la puissance économique allemande, et d’exercer un véritable chantage à la « solidarité  » mais reculent toujours lorsqu’il s’agit de mutualiser le siège de la France au conseil de sécurité de l’ONU, ou adopter la majorité qualifiée en politique étrangère. [iii]

La réunion du 9 avril (Eurogroupe) et les Conseils européens par vidéoconférence des  10 mars, 26 mars et 23 avril n’ont pas permis de se mettre d’accord sur ce point central de la mutualisation des dettes. Le conseil du 23 avril[iv] permet d’y voir un peu plus clair. Les coronabonds ont ainsi été à nouveau refusés lors de la réunion du 23 avril, mais la mobilisation de plusieurs mécanismes dont le montant total s’élève à plus 500 milliards ont été approuvés pour pallier à l’urgence[v]. Toutefois, ces mesures sont considérées comme insuffisantes à plus long terme, d’ou l’idée d’un plan de relance européen (recovery fond).

Voici le scénario qui se dégage, en gardant à l’esprit qu’il ne s’agit encore que de propositions[vi] encore négociables.

La France et ses alliés de l’Europe du Sud, souhaitaient au départ un fond spécifique «  ad hoc » [vii] comme instrument d’émission de dette conjointe tandis que la commission européenne préfère faire du cadre financier pluriannuel (CFP, 2021-2027)  de l’UE, le centre de gravité du plan de relance[viii]. Cette proposition de la présidente allemande de la Commission européenne, Ursula von der Leyen est évidemment en phase avec  l’Allemagne, qui, sous la pression des pays du Sud veut limiter l’émergence d’une «union de transferts financiers » (Transferunion en Allemand).

Sous les pressions contradictoires des pays du Sud des pays du Nord, la Commission européenne propose comme compromis un plan de relance de l’UE, mais à traités constants[ix]. En créant ce plan de relance en synergie avec le cadre financier pluriannuel de l’UE (2021 2027) existant déjà, ce mécanisme alternatif au coronabonds permettrait d’éviter un système de mutualisation des dettes impliquant la création d’une nouvel instrument porteur d’investissements[x] au sein d’une institution européenne, mais au spectre d’action très large échappant au contrôle de la commission. Selon ce plan[xi], l’UE émettrait des obligations communautaires pour financer le fonds de reconstruction, mais le ferait donc par le biais du budget commun. L’avantage pour l’Allemagne et les pays du Nord est que cela n’entraîne pas nécessairement une violation des traités de l’UE et que l’Allemagne et les autres États membres ne sont responsables des prêts qu’en fonction de  leur part du budget. La commission européenne sous la présidence de Ursula von der Leyen  fera des propositions plus précises  vers la  mi-mai.   La commission a intérêt à associer le nouveau fonds de reconstruction à son cadre financier pluriannuel de l’UE (2021 2027) en lien avec le budget annuel de l’UE. La commission proposerait aussi d’ augmenter le budget de l’UE pour une période temporaire de deux à trois ans, en relevant le plafond des contribution des pays de l’UE de 1,2 à 2% . Les États ne devraient pas payer l’argent directement mais ce mécanisme serait destiné à servir de garantie pour permettre à la Commission de lever environ 100 milliards d’euros par an sur les marchés financiers. La Commission espère pouvoir fournir jusqu’à 2 000 milliards d’euros en combinant les prêts qu’elle a contractés avec d’autres fonds, y compris privés. L’argent devrait être versé en partie aux États membres sous forme de prêt  à partir du budget de l’UE ou des subventions directes. L’équilibre entre les subventions et les prêts seront l’objet de négociations ardues[xii]. Les pays du Sud, France, Italie, Espagne en tête privilégient les subventions aux Etats en difficultés, tandis que les pays Nord, Allemagne et Pays-Bas en tête, privilégient les prêts.

L’Allemagne, en cherchant à lier ce plan européen de relance au budget de la commission européenne,  va donc chercher à renforcer le contrôle de la commission européenne sur les  modalités des aides ou des prêts, en termes thématiques et géographiques. C’est un garde-fou dont l’Allemagne a besoin pour limiter le pouvoir des pays du Sud, et éviter que cela ne profite en exclusivité aux pays du Sud et à la zone euro et non pas à l’UE dont elle occupe le centre. La commission européenne a déjà annoncé que les règles de concurrence devraient à nouveau s’appliquer à l’automne après l’annonce d’une exception temporaire des règles de concurrence mais aussi du pacte de stabilité et de croissance[xiii]. Le naturel revient vite au galop.

Ce plan permet d’abord  à l’Allemagne et les pays du Nord de tenter d’éviter une dislocation de la zone euro qui mettrait en danger leurs exportations mais tout l’édifice dont ils tirent largement profit.

Mais ce plan permettrait aussi à l’Allemagne d’éviter une montée en puissance des idées françaises et italiennes et donc de voir leur poids augmenter en termes de pouvoir au sein de la zone euro.

Ainsi l’Allemagne éviterait aussi de voir la zone euro émerger comme le centre du pouvoir de l’UE, revendication française de longue date soutenue par l’Italie, et l’Allemagne, au centre géographique de l’UE  se maintien au centre de gravité géopolitique à l’échelle de l’UE des 27[xiv]. Il faut se rappeler que la crise de l’euro en 2010-2012 fut aussi l’occasion d’une différence d’appréciation sur l’échelle de gestion de la crise de l’euro. Sa dimension géopolitique s’est révélée avec la question du centre de gravité géopolitique européen : alors que les Français privilégient la zone euro à dix-sept – c’est-à-dire vers le Sud – où ils ont plus de poids, les Allemands, eux, veulent l’Europe à vingt-sept s’étendant vers le Nord et l’Est, où ses alliés sont plus nombreux. La France partage avec la plupart des pays du Sud un déficit commercial avec l’Allemagne, et ne réussit à combler partiellement son déficit commercial qu’avec les pays du Sud. Les Français insistent donc pour faire de la zone euro le centre de gravité du gouvernement économique européen. En revanche, selon la représentation de l’Allemagne au centre de l’Europe, la stratégie allemande est donc de contrer toute tentative de division de cet espace de stabilité et d’éviter de se couper de son flanc oriental et nordique. Sa préférence initiale d’un gouvernement économique européen à vingt-sept et non pas uniquement composé des membres de la zone euro reflète cette préoccupation.

C’est enfin un moyen d’éviter que les pays du Sud, la France, l’Italie, et l’Espagne ne profitent de ce plan de relance pour protéger certains secteurs et ne les renforcent au détriment des secteurs d’exportations de l’Allemagne. L’objectif pour l’Allemagne comme nation exportatrice est un retour au marché ouvert dans les conditions ex ante.

Il s’agit aussi de contenir les partis d’opposition dans les pays du Sud, comme dans les pays du Nord qui sont en faveur d’une transformation radicale de l’UE et pour certains une sortie de l’UE ou de  l’euro.

L’intérêt de l’Allemagne est aussi de repousser les débats de fond sur les finalités de l’UE et  de la zone euro. Pour l’instant la conjoncture est assez favorable pour l’Allemagne, La présidente allemande de la Commission Ursula von der Leyen se fait le relais des propositions allemandes et la présidence allemande de l’UE fin 2020 sera aussi utile à cette fin.

C’est donc un plan de neutralisation germano-hollandaise des revendications de la France et de l’Italie.

La configuration  géopolitique interne à l’UE peut-elle être modifiée  ?

Le triangle franco-germano-italien

Il faut rappeler les enjeux géopolitiques de fond de la zone euro.  Les Français, qui craignent de ne pas faire jeu égal avec les Allemands depuis l’unification et les élargissements successifs vers le nord et l’est de l’Europe, ont défendu de manière persistante un rééquilibrage vis à vis de l’Allemagne. La crise de l’euro (2010-2012) leur avait donné l’occasion de poursuivre cette stratégie. Le gouvernement français en position charnière entre l’Europe méditerranéenne et nordique, avait défendu la solidarité avec les pays méditerranéens en prolongement des gouvernements français précédents pour inclure les pays du Sud, dont l’Italie, dans la zone euro lors du processus d’union économique et monétaire. L’objectif était de ne pas favoriser une zone monétaire déséquilibrée au profit de l’Allemagne et des pays du Nord.  Lors de la crise de l’euro, le gouvernement français avait donc défendu la solidarité avec les pays méditerranéens pour éviter le rétrécissement de la zone euro en cherchant à y maintenir la Grèce. Une éviction de ce pays créerait un précédent pour la sortie de la zone euro d’autres États, dont l’Italie.

Aujourd’hui, la crise est potentiellement plus grave, car les pays du cœur de la zone euro, l’Italie mais aussi la France et l’Espagne et  non plus la périphérie sont directement au cœur de la crise, même si tout le monde est impacté, l’Allemagne et pays du Nord compris, mais de manière asymétrique. La France cherche donc directement à éviter une sortie potentielle de l’Italie de la zone euro. A ce stade, une entente forte franco-allemande qui dicterait ses conditions à l’Italie comme lors de la crise de l’euro précédente est cette fois-ci difficile à reproduire, car les désaccords franco-allemands sont plus importants. Les propositions d’Emmanuel Macron sur l’approfondissement de la zone euro ont jusqu’à présent été refusées par l’Allemagne. L’Italie est décidée cette fois-ci à défendre ses intérêts de manière très ferme dans un contexte de chute de la confiance des Italiens dans l’UE qui fait peur aux gouvernements allemand et français.

Pourtant, la pandémie aura pour effet de renforcer l’Allemagne, car son modèle est plus efficace  en ce qui concerne la crise sanitaire, et grâce à sa santé financière, son plan de relance sera le plus important en Europe et cela va renforcer les inégalités en sa faveur avec les autre pays européens, notamment la France et l’Italie.

Tant que la France reste dans le paradigme  de la  préservation de  l’euro, comme l’Italie, elle sera dans une relation asymétrique avec l’Allemagne, et ne pourra rééquilibrer la situation que de manière marginale. La pandémie a encore montré la supériorité du modèle allemand pour gérer la crise sanitaire, mais le modèle allemand n’est pas totalement exportable ni en France, ni en Italie, car il est le résultat aussi des caractéristiques nationales et culturelles qui ne sont pas interchangeables. L’Allemagne bénéficie de sa position géographique favorable au centre de l’UE et sa complémentarité avec les Pays d’Europe centrale et orientale pour les chaînes de production ( proximité géographique et culturelle, salaires plus bas mais travailleurs très bien formés).

Autant on peut imaginer un rééquilibrage au sein de couple franco-allemand et une diversification des alliances de la France avec les pays du Sud, autant le couple franco-allemand est irremplaçable car la France et l’Allemagne sont à la charnière géographique entre Europe latine et Europe germanique et slave, aucun autre axe ne peut s’y substituer a moins de dissoudre totalement l’UE.

Aucun autre axe, qu’on le déplore ou non, ne pourra le remplacer pour élaborer un compromis ( avantage de la position géographique en charnière et poids politique) qui se forgera comme toujours dans la douleur, rien de nouveau depuis 1950. La rivalité entre les Pays-Bas et l’Italie arrange le couple franco-allemand qui  se positionne en facilitateur de compromis au « bord du gouffre  » derrière les coulisses

Avec cette crise économique qui s’annonce, la France est à nouveau est en situation asymétrique  vis à vis de l’Allemagne. l’Allemagne est l’étalon de la France pour chaque crise.  On voit bien que face au coronavirus, où la performance de  l’Allemagne est déjà considérée comme nettement meilleure, c’est à nouveau le cas. La solution  traditionnelle pour la  France est une fuite en avant dans l’intégration de l’union économique et monétaire pour espérer contrebalancer l’Allemagne par plus d’Europe. Ce faisant elle maintient le couple franco-allemand mais la relation franco-allemande devient de plus en  plus asymétrique en faveur de l’Allemagne.

L’enjeu géopolitique sous jacent est le suivant. La crainte française d’un éloignement de l’Allemagne vis-à-vis du projet européen a pour effet de favoriser les compromis. Renforcer le couple franco- allemand est pour les Français en faveur de l’euro le moyen d’éviter le scénario d’un retrait des Allemands du projet européen, perception qui s’est propagée du fait de leurs hésitations initiales et de leur fermeté dans les négociations. Selon cette crainte française, les Allemands seraient tentés par une stratégie nationale d’insertion dans un monde multipolaire dans lequel l’Allemagne se renforcerait comme puissance exportatrice au détriment de ses voisins européens, et au pire par une scission de la zone euro entre un eurofranc et un euromark

Les intérêts différents entre l’Europe latine et l’Europe germanique

Le problème de la zone euro est que les pays du Nord ont un excédent tandis que les pays du Sud sont en déficit, et les pays du Nord n’investissent pas dans la zone euro avec leurs excédents de capitaux.. Ainsi l’Italie mais aussi la France, si elles voulaient rétablir l’écart avec l’Allemagne, devraient élaborer des plans de relance faisant fi des règles de concurrence de l’UE et en instaurer un protectionnisme ciblé interne à la zone euro.  Mais il est illusoire de croire que l’Allemagne va accepter des transferts financiers massifs qui aboutiraient à renforcer des concurrents et fragmenter la zone euro où elle en occupe le centre.

En réalité, la France et l’Italie, ne cherchent pas à modifier le système, puisqu’elles raisonnent  dans le cadre de la préservation de l’euro, mais cherchent à modifier les rapports de forces au sein du système. Elles cherchent à obtenir des liquidités à court terme, donc aller vers plus d’intégration Européenne pour espérer le sauvetage des pays du Sud par les pays du Nord, mais cela risque de se réaliser largement selon les conceptions de l’Allemagne et des pays du Nord.

La phase la plus délicate, sera la phase de relance des économies à l’issue de la pandémie, car les Etats vont entrer en concurrence et auront des plans de relance inégaux, ce qui va renforcer les fractures préexistantes à la crise. A long  terme,  comment réduire la  fracture Nord  Sud,  alors que l’Allemagne n’a pas intérêt à avoir la France et l’Italie rogner sur ses exportations par des plans de relance massifs de réindustrialisation ? Derrière l’intérêt commun affiché de la sauvegarde de l’euro se cachent aussi les différents plus implicites sur l’indépendance de la banque centrale européenne, ou l’émergence d’une gouvernement économique européen à l’échelle de la zone euro ou à l’échelle des 27.

A plus long terme se pose la question des finalités de l’UE. Une Europe protection dans la mondialisation, option préférée de la France, mais qui entre en contradiction avec l’Allemagne comme nation-exportatrice. L’Italie a une position intermédiaire entre les deux. L’Europe est elle un simple espace ouvert aux flux de la mondialisation ou un territoire forteresse?  L’Allemagne et les  Pays-Bas[xv] et chercher à maintenir une Europe ouverte pour tirer avantage de leur puissance exportatrice et investir leur surplus de capitaux dans le monde entier.

Cela pose la question de changement de paradigme au niveau mondial. Sans une limitation définitive de la mondialisation et le paradigme de la société ouverte, il sera très difficile d’agir pour surmonter la fragmentation de la zone euro. Cet enjeu sera l’objet central des débat dans les campagnes électorales entre partisans de la nation ou fuite en avant euro-globaliste, en France, en Italie, et en Allemagne… On va assister au renforcement des clivages entre les partisans de la renaissance nationale  et les partisans de la fuite en avant intégrationniste.

Les plan de relance européen  peut se révéler illusoire si un rapport de force plus favorable pour les pays du Sud n’est pas exigé de manière plus ferme.

Perspectives

Pour faire face à la profonde crise économique, les gouvernements n’ont pas d’autre solution que d’injecter en urgence des liquidités par des plans nationaux et s’ils restent dans la perspective d’un maintien de la monnaie unique, de négocier un plan européen pour éviter un écroulement de la zone euro. Mais cela ne suffit pas. L’urgence ne devrait pas escamoter les enjeux de fond  qui nécessitent des réformes de l’UE dont les paradigmes ont été ébranlés par la pandémie.

On risque pourtant de rater cette opportunité, en cherchant avant tout à maintenir le système pour espérer revenir à la normale par la suite et escamoter les problèmes de fond de nature géopolitique.

Ce plan européen comporte donc  un grand risque.

Le bras de fer avec l’Allemagne s’il est mené avant tout  pour avoir des liquidités  et non pas pour changer les règles, aura des limites. Tant que l’on reste dans le paradigme de l’euro tel que l’Allemagne le définit, on ne peut pas changer le système de manière fondamentale.

Dans cette perspective,  le risque est que la France et  les  pays du Sud ne se satisfassent de ces liquidités et l’augmentation de l’endettement sans investir dans le secteur productif et  continuent d’ arroser la société sur des politiques d’achat de paix sociale, de politiques sociétales à la mode et  une administration pléthorique et inefficace. Avec l’argent facile, les pays du sud risquent de ne pas se réformer en profondeur et voir en même temps diminuer  leur souveraineté vis à vis de l’UE, des marchés financiers, vis à vis de la BCE qui favorisent les pays du Nord. On reporte sur les générations futures les problèmes et  les décisions plus difficiles. Avec la priorité des gouvernements français et italiens, mais aussi de l’Allemagne, de ne pas laisser le champs politique aux partis d’opposition plus sceptique vis à vis de l’UE, les décisions difficiles seront repoussées et l’on prépare donc l’affaiblissement des pays du Sud  face aux crises futures.

Les crises issues des bouleversements des rapports de forces économiques et financiers dans la mondialisation sont cependant susceptibles de faire évoluer le curseur entre un projet européen conçu comme neutralisation de la rivalité franco-allemande, ou comme projet de pouvoir vis-à-vis de l’extérieur, sans exclure le scénario de l’éclatement de la zone euro sous la pression des crises et de la primauté croissante des visions nationales. La configuration européenne issue des crises successives n’est donc pas propice aux solutions définitives, ni à l’aboutissement des visions idéales de part et d’autre du Rhin, et ouvre la voie aux solutions précaires et temporaires. Dans le fil de la dramatisation des enjeux par les acteurs politiques pour renforcer leurs postures respectives et légitimer leurs compromis, les sommets européens « de la dernière chance », au « bord du gouffre » sont probablement destinés à se perpétuer.

Les Etats-membres et les institutions de l’Union européenne ont toujours été jusqu’à présent très créatifs pour créer des « usines à gaz », comme celle qui est en préparation pour l’Europe post-COVID-19 afin de ne jamais trancher complètement sur les finalités européennes en raison de leurs visions rivales et divergentes.

Pourtant, sans réforme des fondements du projet européen et l’élaboration d’une alliance plus solide et réaliste des nations européennes, c’est la sortie de la géopolitique mondiale qui les attend.

Une autre politique est-elle possible?

Face à l’urgence et la politique du court terme, la France et l’Italie risquent de passer à côté d’une opportunité pour changer les règles. Les paradigmes de l’Union européenne, basés sur le sans-frontières, la société ouverte sans filtres à la globalisation, la libre circulation des personnes, des marchandises et des capitaux de manière anarchique, et la concurrence libre et non faussée se sont révélés être des faiblesses pour les nations

Une autre politique exigerait une vraie politique industrielle nationale et européenne pour recréer une base industrielle, afin d’être plus autosuffisants et privilégier les circuits courts pour les chaînes de valeur et d’approvisionnement, notamment des secteurs stratégiques.

Cela implique un resserrement géographique, c’est à dire réformer le modèle économique selon le principe suivant : privilégier  la production, l’emploi et la consommation dans la mesure du possible selon le critère de proximité géographique, pour moins dépendre des chaines de production globalisées lointaines et fragiles. Cela implique la réhabilitation des frontières et la réforme de la politique de concurrence  pour  privilégier les complémentarités économiques et non pas le libre échange avec mise en concurrence des nations et leur système économique et social.

La nation est le cadre de la solidarité et de la démocratie. C’est d’abord au niveau de la nation[xvi] que l’on pourra reconstruire ces souverainetés industrielles et technologiques. Les plans nationaux, devraient être liés à une relocalisation des activités, une réindustrialisation, une concentration sur les PME/PMI. Cela implique un système de préférences nationales  et européennes, et des formes de protections avec une fiscalité différentiée pour renforcer les marchés intérieurs nationaux mais jouant sur des complémentarités européennes

Peut-on imaginer un plan européen qui soutienne des plans nationaux allant dans cette direction ? Cela implique d’obtenir le plus de flexibilité possible dans les plans nationaux.  Pour aller dans cette direction, le renforcement de l’alliance des pays du Sud France-Italie -Espagne de manière plus durable serait adéquat pour faire face à cette nouvelle crise.

La place de la France dans un projet européen réformé dépendra avant tout de sa propre capacité à redéfinir un projet national et reconstruire les outils de puissance adéquat, mais aussi un choix d’alliances plus fluides en fonction des circonstances, des thématiques et du lieu. C’est lors de crises révélatrices des faiblesses nationales et européennes qu’il est nécessaire d’y réfléchir.

[i] Les milliards injectés par la Banque centrale européenne ne sont pas allés à l’économie productive et les liquidités se sont retrouvées en Allemagne

https://www.challenges.fr/finance-et-marche/ou-sont-passes-les-4-000-milliards-d-euros-injectes-dans-l-economie-par-la-bce_520551?fbclid=IwAR3XdFXbihwujzu3Aqv40SbdC-kP8Gc9WPRzpQ6hf2bzCd9fHIb0Ac_Loqc

[ii] « Un grand pays n’a pas d’amis. Les hommes peuvent avoir des amis, pas les hommes d’État. » (Charles de GaulleExtrait d’un entretien au magazine Paris Match, le 9 décembre 1967 ) 

[iii] Pierre-Emmanuel Thomann, « Le couple franco-allemand et le projet européen : représentations géopolitiques, unité et rivalités », 2014, 660 p. 75 cartes,  l’Harmattan.

[iv] https://www.consilium.europa.eu/fr/press/press-releases/2020/04/23/conclusions-by-president-charles-michel-following-the-video-conference-with-members-of-the-european-council-on-23-april-2020/

[v] Plus de 500 milliards d’euros ont pour l’instant  mobilisé

-via la Commission et un  mécanisme de chômage partiel,

-le Mécanisme européen de stabilité (MES)  avec des prêts concernant le secteur médical pourront être accordés sans contrepartie excessive de réformés structurelles, mais par contre pour les  secteurs en dehors, les conditionnalités strictes s’appliqueront.

-la Banque européenne d’investissement  avec des prêts et garantie de prêts

-la Banque centrale européenne  avec une somme de plus de 1000 milliards d’euros

[vi] En ce qui concerne le conseil européen du 23 avril, les différents plans italien, allemand, français, espagnol, néerlandais ont été en concurrence. Les Italiens, les Espagnols demandent un fond de relance de plus de 1,5 milliards d’euros  jusqu’à 15 % du PIB de l’UE  avec des transferts, position soutenue aussi par la France et non des prêts.

[vii] Le nouveau mécanisme ne mutualiserait pas la dette passée

[viii] https://www.euractiv.fr/section/avenir-de-l-ue/news/france-proposes-a-fund-of-eus-3-gni-against-virus/

[ix] La création d’un mécanisme tel que les coronabonds exige une réforme des traités selon l’Allemagne. Dans les traités de l’UE, la clause de no-bail out s’applique.

[x] L’environnement et la digitalisation seront au cœur de ce plan de relance.  La commission européenne, poussée par les grands Etats, France, Allemagne va ainsi remettre le green deal au centre des programmes d’aide. Cette focalisation comporte un risque : cela permet d’escamoter les questions plus difficiles, comme la réindustrialisation, la relocalisation des industries qui nécessitent des programmes sur plusieurs années, avec des mesures protectionnistes, cela évite à l’Allemagne de s’éloigner de son modèle de nation exportatrice, à la France de préserver sa posture idéologique sur le climat. En fin de compte, cela permet  aux politiques au pouvoir la fuite des responsabilités en mettant en avant un sujet sur lequel on peut communiquer facilement sans avoir besoin de rendre des comptes

[xi] https://www.faz.net/aktuell/politik/ausland/corona-krise-von-der-leyen-nach-dem-eu-gipfeltreffen-16739350.html

https://www.faz.net/aktuell/politik/ausland/corona-hilfe-eu-staaten-weiter-uneins-ueber-finanzielle-folgen-16737231-p2.html

[xii] Le diable se loge toujours dans les détails. Sur quels critères ? Quelles priorités géographies et thématiques ?  Des subventions ( revendication des pays du Sud ) ou des prêts (revendication des pays du Nord ) ?

[xiii] https://www.lopinion.fr/edition/economie/margrethe-vestager-nous-serons-stricts-conditions-recapitalisation-216207

[xiv] Pierre-Emmanuel Thomann, Le couple franco-allemand et la dimension géopolitique de la crise de l’euro, Hérodote 2013/4 (n° 151), pages 39 à 59

https://www.cairn.info/revue-herodote-2013-4-page-39.htm

[xv] Les Pays-Bas sont en positon d’interface avec les ports ouverts sur le monde et leur statut de paradis fiscal pour attirer les multinationales .

[xvi] Imaginons, comme il est proposé  de  constituer de réserves d’équipement médicaux au niveau de l’UE,  face à une nouvelle pandémie, ou guerre biologique, l’UE sera-t-elle en mesure de réagir rapidement sa gouvernement européen ?  Et puis quelles contreparties va demander la Commission européenne, avec le soutien des Etats les plus puissants,  pour délivrer ces équipements  ?  Accepter des quotas supplémentaires  de migrants ?