Accord sur le nucléaire iranien : quelles conséquences pour le bouclier anti-missile?

21 juillet 2015 0 Par Pierre-Emmanuel Thomann

bouclier-anti-missile

La menace nucléaire iranienne a jusqu’à présent constitué la justification principale pour le projet de bouclier anti-missile de l’OTAN. Depuis l’accord signé sur le nucléaire iranien le 14 juillet dernier, quel sera l’impact sur ce projet controversé en Europe ?  

L’intérêt des Etats-Unis: si les États-Unis ont commencé à redéployer leurs forces vers la région Asie Pacifique, ils renforcent par contre leur présence stratégique en Europe par le biais du bouclier anti-missile qui a été adopté comme la « clé de voûte » de l’OTAN. Le territoire européen devient un élément du dispositif destiné à protéger le territoire américain, prolongeant ainsi la fonction de Rimland de l’Europe vis-à-vis du continent eurasien, selon une stratégie qui rappelle les conceptions de la géopolitique anglo-saxonne de l’américain Nicolas Spykman héritées du britannique Sir Halford Mackinder. L’administration américaine, sous la présidence d’Obama, a fait régulièrement progresser le projet de bouclier anti-missile en dépit de l’annonce d’une posture plus modérée que l’administration Bush.

Conséquences négatives sur la sécurité européenne

L’avancée par étapes du projet de bouclier anti-missile et l’annonce de négociations avec divers pays européens[1], et les pourparlers en Australie, au Japon, aux Philippines dans la région Asie Pacifique, renforce les soupçons des Russes et des Chinois, sur les intentions réelles du projet. La perception d’un encerclement par la localisation des infrastructures potentielles du bouclier, et des bases militaires américaines, fait monter les tensions.

La carte ci-dessus montre la localisation des infrastructures pressenties du bouclier. La ceinture marron qui fait apparaître les bases américaines et les éléments pressentis du bouclier comme un ensemble spatial continu, ainsi que les flèches bleues qui créent un mouvement depuis une « tête » états-unienne vers ses alliés, représentent la perception d’encerclement des Russes et des Chinois[2] (bien que l’objectif affiché du bouclier soit de se protéger contre les missiles de l’Iran et de la Corée du Nord).

De la méfiance initiale à l’approbation des Allemands et des Français

Le projet de bouclier anti-missile a initialement rencontré la méfiance des Allemands qui étaient réticents à un système sur lequel ils n’avaient aucun contrôle. En Allemagne, les partis de gauche SPD et Verts étaient ouvertement opposés à ce système. Ils ont estimé que la montée en épingle de la question bouclier antimissile servait à diviser l’Europe, tant du côté des États-Unis que de la Russie. Le parti CDU de la chancelière allemande y était plus favorable, toutefois l’approche unilatérale des États-Unis sur cette question a fortement irrité la chancelière allemande. Le territoire allemand était potentiellement sous la menace des retombées des débris d’un missile qui exploserait au dessus de leur territoire. Les tensions potentielles avec la Russie font partie de leurs préoccupations et leur position géographique placerait l’Allemagne à proximité d’un nouveau front à l’image de la guerre froide.

Le développement de la défense anti-missile a également rencontré une résistance en France chez les experts et les militaires qui considèrent que le projet détient le potentiel d’affaiblir la dissuasion nucléaire. L’arme nucléaire française est destinée à dissuader un agresseur potentiel et l’élaboration d’un bouclier risque de relativiser son rôle. Les Français ont exprimé leur désaccord par rapport à l’option zéro en ce qui concerne les armes nucléaires, l’objectif étant non pas leur suppression mais l’adoption d’une posture de stricte suffisance. Les Français décident toutefois de s’associer au projet, mais de rester vigilants sur la complémentarité entre l’arme nucléaire et la défense anti-missile.

Devant l’opposition de la Russie et le scepticisme de nombreux Européens, le président Barack Obama a modifié le projet de George Bush. Il a proposé aux Européens de confier le projet à l’OTAN et de préparer la protection des territoires et des populations dans le cadre de la phased adaptative approach, c’est-à-dire des phases de montée en puissance des éléments du bouclier en fonction de la progression de la menace. La phase initiale comprendrait un déploiement de navires américains équipés du système AEGIS et de missiles anti-missiles SM3 en Méditerranée et quelques points d’appuis au sol couplés à des radars. Seuls les coûts de développement du système de commandement et de contrôle seraient partagés, en s’appuyant sur les éléments du projet de défense de théâtre de l’OTAN, et les États-Unis offrant les missiles, les radars et les satellites. Il y a donc interdépendance entre le projet de défense du territoire des États-Unis et le projet de l’Alliance atlantique, puisque le système de l’OTAN reposerait sur des éléments du système américain déjà très avancé. Ce système sera officiellement pris en charge par l’Alliance au sommet de Lisbonne en 2010.

Les négociations dans la perspective du sommet de Lisbonne en novembre 2010 ont de plus provoqué un différend entre les Allemands et les Français à propos du nouveau concept stratégique de l’OTAN. Le désaccord a porté sur la balance entre l’objectif de désarmement nucléaire à long terme (objectif soutenu par les Allemands), et le maintien de la dissuasion nucléaire comme élément central de l’Alliance (objectif soutenu par les français).

Les négociations entamées entre pays membres de l’OTAN sur le nouveau concept stratégique ne se sont dénouées entre Allemands et Français qu’à la veille du sommet. L’opposition véhémente des Français à la perspective d’un désarmement nucléaire parallèlement à la constitution d’un bouclier anti-missile a surpris les Allemands. Les Allemands et les Français sont cependant parvenus à un compromis résultant de la combinaison des deux visions qui se reflètent dans le nouveau concept stratégique. Les membres de l’OTAN sont « déterminés à tendre vers un monde plus sûr pour tous et à créer les conditions d'un monde sans armes nucléaires, conformément aux objectifs du traité sur la non prolifération des armes nucléaires, selon une approche qui favorise la stabilité internationale et se fonde sur le principe d'une sécurité non diminuée pour tous », tandis que l’Alliance « restera une alliance nucléaire » et le rôle de la France et du Royaume-Uni est maintenu car « la garantie suprême de la sécurité des Alliés est apportée par les forces nucléaires stratégiques de l’Alliance, en particulier celles des États-Unis ; les forces nucléaires stratégiques indépendantes du Royaume-Uni et de la France, qui ont un rôle de dissuasion propre, contribuent à la dissuasion globale et à la sécurité des Alliés[3] ».

Les Allemands et les Français ont également approuvé par la même occasion le transfert du projet de bouclier anti-missile à l’OTAN.

Perspectives

La question du bouclier anti-missile, si le projet est poursuivi alors qu’il vient de perdre sa justification principale avec l’accord sur le nucléaire iranien,  pourrait donc faire à nouveau du territoire européen, un terrain d’affrontement entre les Russes et les Américains avec la perspective de renforcement d’une nouvelle guerre froide. Le territoire européen redeviendrait un enjeu entre les États-Unis et la Russie par la poursuite du déploiement du bouclier anti-missile sans accord négocié entre les deux pays.

Les Allemands et les Français dont l’agenda est largement orienté par la crise de l’euro, restent en marge de l’évolution du différend entre la Russie et les États-Unis, alors qu’il pourrait avoir des conséquences majeures sur l’avenir de la sécurité européenne.

Le scepticisme de nombreux experts qui considèrent que le bouclier ne sera jamais totalement fiable renforce le sentiment que le projet aurait pour objectif de créer un déséquilibre entre les États-Unis et les autres puissances balistiques en remettant en cause le principe de dissuasion.

La chancelière allemande a cependant réaffirmé que l’Allemagne avait un intérêt particulier à forger une approche commune avec la Russie, à l’occasion du sommet de l’OTAN à Chicago[4] où la première phase de déploiement du bouclier anti-missile a été déclarée opérationnelle.

En effet, les Allemands et les Français, tout en souscrivant au projet de bouclier anti-missile, avaient officiellement posé comme condition l’inclusion de la Russie dans le dispositif. Aussi longtemps que la place de la Russie dans l’architecture de sécurité ne sera pas définie, la présence des armes nucléaires en Europe et le rôle de l’OTAN comme alliance nucléaire reste justifiée pour beaucoup de pays.

L’absence d’accord sur le bouclier anti-missile cristallise cette situation et entrave les discussions sur le désarmement en Europe et dans le monde.

Les Allemands et les Français gagneraient à aborder à nouveau cette question majeure afin de saisir ce moment privilégié après l’accord sur le nucléaire iranien, dans l’intérêt de la sécurité européenne, mais surtout de leur propre souveraineté, car il est évident que ni l'un ni l'autre n'auront le doigt sur le bouton pour décider de la mise a feu éventuelle des missiles-antimissiles ("Est souverain celui qui décide de l'état d'exception", Carl Schmitt).