La Turquie : une menace géopolitique durable pour l’Europe

La Turquie : une menace géopolitique durable pour l’Europe

La volonté récente de la Turquie de réduire ses différends avec les pays de l’Union européenne, mais aussi les Etats-Unis, après une période de vives tensions peut être interprétée comme une manœuvre tactique pour  améliorer l’image de la Turquie  à la suite de l’élection de président Joe Biden. L’affaire du Sofa qui a éclaté à l’occasion de la visite en Turquie de la présidente de la commission européenne Ursula Von der Leyen et le président du Conseil européen Charles Michel a pourtant démontré que les malentendus restent très forts entre les Européens et la Turquie, qui persiste à accumuler les provocations.

En réalité, le rôle déstabilisateur et menaçant de la Turquie vis à vis de l’Europe est un processus géopolitique qui s’inscrit dans la durée.  

L’idée d’européaniser la Turquie pour lui donner un rôle de pont entre Occident et Islam fut un argument important jusqu’à récemment au sein de l’UE pour justifier l’élargissement de l’UE à la Turquie, en plus de la synergie entre l’OTAN et de l’UE selon la vision euro-atlantiste. La Turquie a pendant longtemps été considérée comme un modèle de démocratie musulmane avant son tournant diplomatique néo-ottoman plus récent. La candidature de la Turquie à l’UE a aussi été facilitée par les Etats membres de l’UE, mais aussi la rivalité franco-allemande.

Les gouvernements allemand et français ont eu dans le passé des positions à fronts renversés vis-à-vis de l’élargissement de la Turquie à l’UE. Le chancelier allemand Helmuth Kohl (1982 à 1998) était défavorable aux négociations d’adhésion. C’est la France de Jacques Chirac qui souhaitait donner une perspective européenne à la Turquie afin de contrebalancer l’Allemagne au moyen du renforcement de la dimension méditerranéenne du projet européen. Cela va changer avec la coalition rouge-verte (Parti social-démocrate SPD et l’Alliance 90 / Les Verts 1998-2005) pro-turque en Allemagne sous le chancelier Gerhard Schröder. La Turquie s’est vu octroyer le statut de pays candidat en 1999 ; suivi de l’ouverture des négociations en 2005. Le président Sarkozy élu en 2007 a ensuite affirmé que la Turquie n’avait pas vocation à entrer dans l’UE mais à faire partie de l’Union pour la Méditerranée, un outil géopolitique destiné à faire de la France un pivot à la charnière entre Europe et Méditerranée. La stratégie géopolitique française a cependant échoué face à l’opposition d de l’Allemagne et le projet a abouti à une Union méditerranéenne sans grand envergure et encadrée par l’Union européenne.

En 2006, il a pourtant été décidé de suspendre les négociations de huit chapitres après le non-respect par la Turquie du protocole d’Ankara à propos de Chypre (Ankara a refusé d’ouvrir ses ports et aéroports aux Chypriotes grecs). Il faut rappeler que la Turquie ne reconnait toujours pas la République de Chypre, et l’UE ne reconnait pas la république de Chypre du Nord tandis que l’armée turque occupe ainsi de facto un territoire d’un Etat membre de l’UE.

La Turquie avait  été perçue au début des révolutions arabes en 2011 comme un modèle de démocratie musulmane. Toutefois, les révolutions arabes vont modifier l’environnement stratégique de la Turquie et dans la foulée des crises en Syrie et en Libye, les intérêts vont commencer à diverger de manière plus prononcée entre la Turquie et les Européens.

La Turquie va alors accentuer sa mutation d’une diplomatie guidée par la doctrine du « zéro problème avec les voisins » vers une défense de plus en plus agressive de ses intérêts selon sa doctrine néo-ottomane, y compris au moyen de l’islam politique, le président turc étant proches des Frères musulmans.

L’Union européenne a signé en 2015 un pacte  migratoire avec la Turquie à l’occasion de  la crise migratoire, qui est l’occasion d’un chantage récurrent vis à vis de l’UE, dont la dernière crise aux frontières grecques date de mars 2020, pour obtenir plus de financement où faire taire les critiques sur ses interventions militaires. Les minorités turques dans l’UE sont aussi de plus en plus instrumentalisées par le parti islamiste du président Recep Tayyip Erdogan  pour exercer des pressions  politiques sur les Européens.

A l’occasion de la crise en Syrie, la Turquie a soutenu les groupes islamistes sunnites en vue de provoquer, sans succès à cause de l’intervention russe, un changement de régime en  2016.

Après le recul des libertés suite la tentative de coup d’Etat en Turquie en juillet 2016, son régime politique s’est éloigné des exigences de l’UE.

La stratégie d’escalade de la Turquie en Méditerranée orientale mais aussi son expansion  dans les Balkans et en Afrique du Nord, menace particulièrement la sécurité européenne. 

Avec les interventions militaires de la Turquie en Syrie en 2018, en Libye en 2020, au Haut-Karabagh en soutenant l’Azerbaïdjan en 2020, la posture agressive de la Turquie n’a pas cessé de se renforcer.

La Turquie est très active aussi dans les Balkans au travers de l’Albanie, qui a obtenu le feu vert de l’UE pour les négociations d’élargissement, mais aussi en soutien aux Albanais au Kosovo, en Bosnie, et en Serbie du Sud.  

Dans le cadre de sa doctrine d’expansion en Méditerranée orientale (Plan bleu),  la Turquie a envoyé en avril 2020 un navire de forage accompagné d’un navire de guerre naval dans la zone économique exclusive (ZEE) chypriote pour explorer les gisements de gaz naturel.

Le 10 juin, un navire de guerre turc s’est sont montré menaçants vis à vis d’un navire de la marine française alors qu’il voulait inspecter un navire turc dans le cadre de la mission OTAN Sea Guardian afin d’imposer l’embargo de l’ONU sur les armes de l’ONU en  Libye.

Le président de la Turquie Recep Tayyip Erdogan poursuit inexorablement son double objectif d’ une réislamisation de la société turque et une politique étrangère néo-ottomane, malgré la difficulté sur le terrain à réaliser totalement cet objectif, et qui amène la Turquie à accroître son pouvoir de nuisance pour poursuivre ses objectifs. Il faut préciser que l’émergence croissante de la Turquie comme acteur régional a été facilitée par les opérations successives de changements de régimes en Irak, en Libye et la dernière tentative en Syrie, sous l’impulsion des Etats-Unis et leurs alliés européens, la Turquie et les pays du Golfe, aggravant  la déstabilisation régionale et facilitant l’émergence des forces islamistes.

La question de l’élargissement de l’UE à la Turquie a dans le passé  surtout été débattue du point de vue du régime politique et non pas des intérêts géopolitiques propres à l’Union européenne, faute d’être définis en raison des désaccords entre Etats membres. Les enjeux géopolitiques ont donc été escamotés. Quelles sont les limites de l’Europe? L’élargissement de l’UE à la Turquie ferait éclater l’UE telle quelle fonctionne aujourd’hui et introduirait un énorme déséquilibre à cause de la démographie turque et son poids géopolitique  impliquerait l’UE dans tous les problèmes du  Proche-Orient. Pendant la guerre froide, il a été considéré par les Etats membres de l’Alliance atlantique qu’il était dans l’intérêt du projet européen de donner une place à la Turquie à cause de sa position géostratégique avantageuse pour contenir l’URSS qui était l’ ennemi désigné de l’Occident. Certains Etats membres de l’UE et de l’OTAN considèrent encore comme les Etats-Unis que la Turquie doit garder sa fonction de contrepoids à la Russie. Cette vision euro-atlantiste fait fi de l’aspiration des nations  européennes comme la France  à plus d’indépendance stratégique et prolonge les paradigmes obsolètes issus de la Guerre Froide. Tant que les Européens resteront alignés sur les priorités géopolitiques des Etats-Unis qui consiste à faire de la Turquie, pourtant allié ambigu de l’OTAN, un Etat pivot contre la Russie en Méditerranée, Mer noire, Caucase et Moyen Orient, les Européens seront à la merci du chantage et de la menace croissante  de la Turquie.

L’élargissement de l’UE à la Turquie est désormais une impasse avérée. Depuis la mi-décembre 2016, le conseil européen a décidé qu’aucun chapitre de négociations ne serait ouvert (19 sur 35 ont été négociés) et le processus est depuis gelé.

Les illusions sur l’européanisation de la Turquie se sont dissipées fortement, pourtant la question est loin d’être réglée car la Turquie fera monter les enchères et exigera des compensations. Poursuivre les négociations d’adhésion de la Turquie à l’UE ne fera donc que renforcer les désillusions et soumettra les Européens a des exigences croissantes lorsqu’il faudra admettre que l’élargissement est impossible.

Compte tenu de son attitude complaisante, jusqu’à quel point l’UE entrainera-t-elle les Européens dans un nouveau chantage probable de la Turquie ?