La nouvelle rivalité géopolitique franco-allemande  dans une Europe en crise : diagnostic et perspectives

La nouvelle rivalité géopolitique franco-allemande dans une Europe en crise : diagnostic et perspectives

27 septembre 2018 0 Par Pierre-Emmanuel Thomann

Article publié dans la Revue  Politique et Parlementaire, Août 2018     N°1087-1088

Le couple franco-allemand est une vision essentiellement française

Le couple franco-allemand est une expression courante associant deux notions centrales : il évoque la réalité politique des relations franco-allemandes au sein du projet européen, mais il exprime aussi des perceptions géopolitiques plus subjectives liées à l’histoire et aux projets des deux nations ainsi que leur rôle au niveau européen et mondial qui lui confèrent le caractère de représentation.

Le couple franco-allemand est l’expression de plus en plus usitée dans les médias et le langage courant en France, pour évoquer les relations franco-allemandes. Les Allemands ne désignent pourtant pas généralement la relation franco-allemande par l’expression de couple franco-allemand. Si l’on se réfère au portail internet franco-allemand[i], l’expression de « couple franco-allemand » dans la version française diffère de l’expression de « Deutsch-Französiche Zusammenarbeit », dans la version allemande, qui se traduit littéralement par « coopération franco-allemande » et non pas par l’expression équivalente du français qui se traduirait par «Deutsch-Französiche Ehepaar ».

Si la métaphore du couple est beaucoup plus répandue en France qu’en Allemagne, cela signifie que la notion de couple franco-allemand véhicule avant tout un point de vue français de la relation.

La fonction géopolitique du couple franco-allemand

Derrière la notion de couple franco-allemand se pose historiquement les relations de pouvoir entre les deux pays qui se situent principalement à deux niveaux: ils touchent aux équilibres précaires de pouvoir internes et externes au couple franco-allemand.

La problématique de la relation franco-allemande fut d’abord liée aux enjeux de pouvoir interne au couple franco-allemand, c’est-à-dire l’équilibre de pouvoir entre l’Allemagne et la France. La volonté de rapprochement de l’Allemagne et de la France est issue de la rivalité historique entre les deux pays. Le rapprochement bilatéral et le projet d’intégration européenne au sein duquel une parité franco-allemande fut recherchée, ont été la voie choisie pour sa résolution pacifique.

La nouvelle entente franco-allemande et le projet européen sont aussi issus de la volonté de s’unir pour faire face à la menace soviétique, et pouvoir défendre leurs intérêts face au déplacement du centre de gravité du pouvoir vers les États-Unis et l’URSS selon la nouvelle configuration géopolitique de la guerre froide. La crainte des renversements d’alliances a aussi joué un rôle très important. Cette problématique touche à l’enjeu de pouvoir externe au couple franco-allemand : Les rapports de pouvoir et d’influence se situent entre le couple franco-allemand et les États et nations extérieurs au couple.

Pour les Français il s’agit de lier l’Allemagne au projet européen de manière irrémédiable, car le projet est encore la marque de l’ascendant français au lendemain de la Seconde Guerre mondiale[ii], tandis que le projet européen est la preuve de l’ancrage occidental des Allemands et un moyen de faire progresser leur influence sans inquiéter leurs partenaires.

Au niveau européen, la responsabilité particulière des deux pays envers le projet européen, souligne la différence entre le couple qui s’arroge ainsi un rôle particulier, et les autres membres de l’Union européenne, en particulier pour faire avancer le projet comme avant-garde ayant valeur d’exemple.

Au niveau mondial, le rôle de modèle de paix entre les deux anciens rivaux est une image de marque destinée à promouvoir le modèle d’intégration européenne et renforcer sa légitimité vis-à-vis des autres acteurs mondiaux. La construction du couple franco-allemand se base sur une rupture dans l’histoire des représentations dont celle des ennemis héréditaires à partir de la déclaration Schuman et le traité de l’Elysée plus tard. Aux trois guerres franco-allemandes (1870, 1914-18, 1939-45) leur succèdent les avancées du projet d’intégration européenne depuis les années 1950.

Lorsque l’on regarde une carte de l’Union européenne, la France et l’Allemagne sont en position de charnière entre les différents espaces  géographiques, et donc pour ces raisons géographique mais aussi historiques, il n’y a pas pour l’instant d’alternative crédible à cet axe  franco-allemand, tant que l’on reste dans le paradigme d’une intégration européenne toujours plus étroite. Cette position géographique a permit à la relation franco-allemande de se placer  au sommet de la pyramide du pouvoir dans le projet européen

Le couple franco-allemand, outre son image d’unité, a détenu jusqu’à aujourd’hui un rôle de pivot irremplaçable entre l’Europe du Nord et du Sud en raison de leur poids économique, démographique et politique et de leur position géographique entre les différentes composantes de l’Europe telles que l’Europe du Nord et du Sud, la Méditerranée et l’Europe centrale, l’Europe latine, germanique et slave. Ainsi, les compromis bilatéraux préalables, comme synthèse équilibrée à échelle réduite, étaient la condition nécessaire pour des compromis à l’échelle de l’Union européenne. Ce sont donc les divergences initiales franco-allemandes qui ouvraient aux compromis européens. L’Allemagne représentait les pays du Nord, l’Europe centrale et orientale, tandis que la France représentait les pays méditerranéens. Le binôme franco-allemand fonctionnait comme une force centripète lorsqu’il s’accordait pour s’opposer aux forces centrifuges dans l’Union européenne.

Toutefois, ce moteur géopolitique franco-allemand a de plus en plus de mal à fonctionner, en raison de la nouvelle rivalité géopolitique franco-allemande depuis l’unification allemande et l’élargissement à l’Est qui a déplacé le centre de gravité de l’UE vers l’Allemagne. Le couple franco-allemand est devenu un instrument qui masque l’asymétrie géopolitique entre la France et l’Allemagne. C’est pour cette raison que les crises s’accumulent dans l’UE. Aucune  d’entre elles ne peuvent être résolues définitivement, mais font l’objet de compromis précaires et temporaires en raison des désaccords croissants. La configuration géopolitique se modifie et l’UE est sur une trajectoire de fragmentation avec le Brexit, les désaccords Est-Ouest sur la crise migratoire, la crise Nord-Sud avec la crise de l’Euro, les rivalités en ce qui concerne les priorités géopolitiques dans le voisinage, Est ou Sud, et les relations avec la Russie et les États-Unis. L’UE, traversée par des fractures croissantes à l’image du monde, est sur la voie d’une multipolarisation, même si les gouvernements des États-membres tentent d’enrayer le processus, faute d’alternative immédiate et de réflexion géopolitique de fond.

Le couple franco-allemand comme représentation géopolitique met donc en scène une parité entre les deux pays alors qu’en réalité l’équilibre évolue dans le temps et l’espace. On peut préciser que la représentation du couple franco-allemand a la fonction géopolitique de diffuser l’image d’une relation apaisée qui tend à l’unité masquant la réalité de tensions permanentes associées à des (dés)équilibres géopolitiques qui évoluent dans le temps et l’espace. Derrière la mise en avant d’un couple franco-allemand, ce sont les représentations géopolitiques nationales qui sont pourtant décisives pour éclairer les modalités du projet européen et souligner les finalités européennes et mondiales différentiées des deux pays.

Ces représentations géopolitiques nationales sont largement issues des conceptions stratégiques du premier couple franco-allemand De Gaulle-Adenauer. Les deux hommes d’État sont à l’origine de le mise en scène d’un couple franco-allemand, mais aussi des positionnements particuliers des deux pays vis à vis du projet européen. Cette nouvelle étape du rapprochement entre l’Allemagne et la France, sur le modèle de l’Europe des nations offre une vision alternative et plus stratégique à la réconciliation franco-allemande initiée par Robert Schuman et Konrad Adenauer sous l’impulsion de Jean Monnet dans le cadre du projet européen d’inspiration fédérale et atlantiste à partir de la Communauté européenne du Charbon et de l’Acier (CECA) dès 1952.

Le traité  franco-allemand  négocié par De Gaulle et Adenauer et signé en 1963 (traité dit « de l’Élysée ») avait pour objectif de rapprocher les visions françaises et allemandes sur toutes les questions stratégiques, afin de s’épauler mutuellement pour gagner en autonomie géopolitique dans le contexte de la guerre froide. Les visions géopolitiques de la France du général de Gaulle et de l’Allemagne d’Adenauer ne coïncidaient pas totalement : Les Gaullistes voulaient une relation étroite franco-allemande pour équilibrer aussi bien l’URSS que les USA et faire du projet européen une « Europe européenne » comme instrument pour la puissance française, tandis que les Allemands plus atlantistes avaient pour objectif un ancrage occidental avec les USA comme chef de file et l’Europe comme un sous-ensemble intégré de l’espace euro-atlantique, donc une « Europe américaine ».

C’est pourquoi les Allemands atlantistes (avec le soutien de Jean Monnet, lui aussi atlantiste et opposé à de Gaulle) ont ajouté un protocole au traité de l’Elysée pour affirmer la primauté de la relation USA-Allemagne sur la relation franco-allemande.

Les visions différentiées de l’Allemagne et de la France pendant la Guerre Froide ne vont pas être résolues pour autant après la chute du mur de Berlin

L’Allemagne et la France entre unité et nouvelle rivalité géopolitique depuis l’unification allemande

L’émergence du couple franco-allemand  s’est produit dans les circonstances particulières de la division de l’Allemagne et de la guerre froide. La situation géopolitique actuelle a désormais changé depuis la fin de la guerre froide en 1989, la réunification allemande et l’élargissement  de l’UE à l’Est. Certains  équilibres géopolitiques  issus de la Seconde Guerre Mondiale et de ses conséquences se prolongent tandis que de nouveaux équilibres évoluent depuis la fin de la Guerre Froide et la réunification allemande.

Il existe aussi des différences en termes de géographie et de représentations. Le territoire de l’Allemagne est contenu dans l’Europe, tandis que celui de la France déborde avec des possessions territoriales à l’échelle mondiale, héritage de l’époque coloniale. Si l’Allemagne se perçoit comme le milieu de l’Europe (Mittellage), les Français considèrent la France comme une puissance mondiale. Les décisions sont ainsi déterminées par le constat des Allemands d’être situés au milieu de l’Europe et d’agir comme puissance centrale, comme puissance économique et normative auxquelles s’ajoutent les notions de puissance civile ou de paix.

La France possède aussi un siège au conseil de sécurité de l’ONU et l’arme nucléaire, à la différence de l’Allemagne.

Quel est le bilan géopolitique actuel ?

La disparition du contexte de la guerre froide et l’unification allemande ont marqué une rupture historique dans les relations franco-allemandes : la fin du statut de l’Allemagne comme État sous tutelle des quatre puissances victorieuses de la Seconde Guerre mondiale, dont la France faisait partie, et qui détenait un droit de regard sur la question allemande.

Avec l’élargissement en 2004 et 2007 aux nouveaux États membres d’Europe centrale, orientale et balkanique, l’Allemagne se trouve être au centre de gravité géographique de l’Union européenne. L’Allemagne dépasse démographiquement la France et retrouve son hinterland à l’Est tandis que la France a perdu son hinterland colonial depuis le années  60 au nord de la Méditerranée et l’Afrique, qui reste toutefois en partie sous sa zone d’influence D’où à nouveau l’enjeu méditerranéen pour la France.

La perception de sécurité est donc différente avec l’Allemagne au centre qui se préoccupe d’abord de son flanc oriental sur un axe mer Baltique/ Balkans  et de manière secondaire de la Méditerranée et l’Afrique, tandis que la France se préoccupe d’abord de l’arc de crise au Sud de l’Europe, Maghreb-Moyen-Orient-Sahel et Afrique et de manière secondaire sur le flanc oriental.

Les finalités européennes et mondiales de l’Allemagne et de la France divergent aussi et sont encore largement issues des conceptions de Konrad Adenauer[iii] pour les Allemands et du général de Gaulle[iv] pour la France. L’Allemagne  cherche  l’influence au moyen de son ancrage occidental, c’est à dire en priorité avec les États-Unis au sein d’une espace euro-atlantique, tandis la France cherche l’autonomie stratégique pour l’UE et pour elle-même avec les Allemands, au sein d’une alliance atlantique plus équilibrée. On remarque une grande inertie de ces représentations stratégiques, alors même que la situation géopolitique évolue, notamment sous l’impulsion du nouveau président américain Donald Trump qui renforce l’incertitude sur le lien transatlantique.

Les Allemands ont désormais atteint leurs objectifs depuis la capitulation en 1945 : l’unification allemande à égalité de droits avec les autres États et la stabilisation de leur flanc oriental au moyen de l’élargissement de l’OTAN et de l’UE ont résolu de manière fondamentale sa position précaire au centre[v]. Cette saturation stratégique pousse les Allemands à chercher le statu quo, et satisfaits de leur situation géopolitique, ils ont aujourd’hui pour objectif de préserver cet acquis qui les place dans une situation géopolitique favorable inédite depuis la création du premier Reich sous Bismarck et se positionnent comme puissance commerçante et centrale

Tandis que les Français redoutent une asymétrie croissante avec les Allemands et tiennent à préserver leur rang, c’est l’image d’une France dont les prétentions comme chef de file européen dépassent désormais ses capacités réelles qui domine chez les Allemands.

L’équilibre géopolitique franco-allemand qui était la condition de base de l’approfondissement du projet européen s’est modifié. La fin de la parité, issue de réalités tangibles et renforcée par les perceptions réciproques, s’inscrit aussi dans les institutions européennes.

On peut aussi conclure qu’une nouvelle rivalité géopolitique a surgi de l’unification allemande et de l’élargissement de l’Union européenne[vi].

Les gouvernements des deux nations, pour leur propre sécurité et épanouissement national ont cherché la configuration géopolitique dans laquelle ils occuperaient une position géographique au milieu d’un ensemble politiquement structuré pour être entourés d’alliés et non plus d’ennemis. Les Français ont obtenu cet avantage dès les années 1950 avec le rapprochement avec l’Allemagne (le front avec le pacte de Varsovie était éloigné de 500 km et le territoire de l’Allemagne faisait office de glacis, tandis que le territoire du Reich était divisé) et le projet européen de la petite Europe des 6 au sein duquel elle occupait la position du milieu. L’Allemagne était un État-front au contact d’une alliance ennemie constituée par le pacte de Varsovie. Les Allemands n’ont obtenu une configuration favorable que plus de 40 ans plus tard avec l’unification allemande et ensuite l’élargissement oriental de l’Union européenne[vii].

Cette position favorable au milieu obtenue par les deux pays qui cherchent l’unité ne signifie pas pour autant la disparition des tensions car les relations de pouvoir sur le territoire entrent en compte.

Occuper une position idéale au milieu provoque une rivalité franco-allemande car ils cherchent tous deux à conserver cet avantage.  Pour les Allemands, le milieu, initialement un traumatisme dans l’histoire allemande devient un centre intégrateur stable qu’il s’agit de conserver, et pour les Français, une charnière-pivot, un carrefour à partir duquel les Français peuvent projeter leurs ambitions de puissance selon différentes enveloppes géopolitiques. Ce milieu ne peut pas coïncider puisqu’il n’y a pas de fusion franco-allemande et que les représentations géopolitiques nationales qui déterminent la configuration géopolitique idéale de chacun ne coïncident pas. Elles rivalisent dans le projet européen. La position géographique des deux pays est évidemment décalée, avec pour conséquence que le milieu des Allemands est différent de celui des Français.

Les gouvernements français successifs persistent pourtant dans leur conviction que des mesures de compensation géopolitiques (approfondissement de la zone euro, coopération européenne en matière de défense) vont contrebalancer le déplacement du centre de gravité vers l’Allemagne et  l’est. Les notions de cercle, avant-garde et de noyaux dur sont ici importantes pour souligner les différences entre les conceptions françaises et allemandes.

La notion de cercle ou avant-garde (notion mise en avant par le président français Emmanuel Macron) est associée aux représentations stratégiques françaises, qui expriment l’idée de placer la France à la charnière de plusieurs alliances (exprimée par des cercles) ou ensembles d’États unis par des degrés différents d’intégration dans le projet européen. Cette représentation stratégique a pour objet de maximiser la marge de manœuvre française et s’associe avec une politique d’équilibre entre puissances (monde multipolaire selon Jacques Chirac, monde de puissances relatives selon Nicolas Sarkozy, un monde où  « la France doit savoir exercer son rôle de contrepoids quand des déséquilibres apparaissent« [viii] selon Emmanuel Macron), comme doctrine de politique extérieure.

Le noyau dur (Kerneuropa) proposé en 1994 par les Allemands à la veille de l’élargissement de l’UE en 2003, était destiné à rassembler autour d’eux les États les plus motivés ou capables d’avancer vers plus d’intégration, pour préparer l’élargissement, mais l’unité européenne et la modération des alliances concurrentes restait la priorité. Les Allemand ne sont aujourd’hui plus aussi enthousiastes pour un noyau dur, et a fortiori non plus pour des cercles différenciés et une avant-garde, car l’élargissement a profité à l’Allemagne. Le maintien de l’unité est la priorité.

Le malentendu franco-allemand reste entier aujourd’hui, et varie en fonction des différentes présidences, chancelleries et gouvernements allemands et français. La fin de la Guerre froide a permis la réunification allemande et l’élargissement de l’UE à l’Est plaçant l’Allemagne au centre géopolitique de l’UE, tout en restant sous le parapluie nucléaire américain.  La France a ensuite procédé à des tentatives de rééquilibrage vis à vis de l’Allemagne par une fuite en avant de l’élargissement (la France a voulu accélérer l’élargissement à la Bulgarie et la Roumanie pour contrebalancer l’Allemagne). La France a aussi cherché a faire émerger une Union méditerranéenne pour se positionner en pays charnière entre Europe et Méditerranée. La France espère renforcer la zone euro comme pilier plus autonome de l’UE pour rééquilibrer le poids de l’Allemagne avec les pays du Sud à l’occasion de la crise de l’euro. La France pousse aussi à la coopération en matière de défense où elle est supposée avoir un avantage dans le contexte de la dégradation de la sécurité européenne dans sa périphérie mais aussi sur son propre territoire. Le retour dans les structures intégrées de l’OTAN et le cercle franco-britannique en matière de défense (Accords de Blair House) initiés par Nicolas Sarkozy avaient aussi pour objectif de renforcer la marge de manœuvre nationale.

Les Allemands par contre cherchent à éviter de perdre leur situation avantageuse par l’apparition de nouvelles fractures dans l’Europe unie et de contrer les nouvelles tentatives de compensation géographique, d’où leur opposition au projet initial exclusif d’Union méditerranéenne proposé par le président français Nicolas Sarkozy en 2008. En effet l’Allemagne, redevenue une puissance centrale[ix] après sa réunification et l’élargissement de l’UE ne veut pas se couper de son flanc oriental, ni pour les questions monétaires, ni pour les questions de défense et refuse logiquement une Europe à géométrie variable. L’Allemagne  refuse aussi la dérive de l’UE vers une Union de transferts financiers (Transferunion) que la France est soupçonnée de promouvoir par le renforcement de la zone euro, où elle financerait les pays du Sud de l’UE. Par contre les Allemands sont favorables à un centre intégrateur porté par l’UE dont elle domine de plus en plus les institutions, afin de préserver ses priorités.

Le projet d’autonomie stratégique de l’UE porté surtout par les Français, au moyen d’une intégration plus approfondie des politiques de défense avec la France en chef de file, sera donc difficile à mettre en œuvre, voire illusoire.

Encore une fois,  L’Allemagne se détermine par sa représentation géopolitique du centre de l’Europe et a donc cherché à inclure le plus de pays possible dans le projet de coopération européenne en matière de défense (Coopération structurée permanente, PESCO) que le gouvernement français souhaitait réservé à une avant-garde. L’Allemagne ne conçoit le projet européen que comme un sous-ensemble de l’espace euro-atlantique, donc centré sur l’OTAN, en dépit des incertitudes liées à la présidence de Donald Trump et du nouveau discours sur une autonomie européenne stratégique. Le projet PESCO à 25 pays risque la dilution et les perceptions de sécurité des participants, qui déterminent leurs priorités géopolitiques, ne coïncident pas entre ceux qui regardent vers l’arc de crise méridional et ceux qui regardent vers l’arc de crise oriental. Les Français proposent parallèlement d’établir une force commune d’intervention en dehors de l’UE et de l’OTAN, ouverte aux Britanniques sur la voie du Brexit, marquant leur préférence pour les coalitions de volontaires dans le domaine opérationnel.

On retrouve dans les différentes politiques européennes, les différences entre le centre intégrateur des Allemands et le carrefour, la charnière/pivot comme point d’équilibre des Français.

Le couple franco-allemand : obstacle à la marge de manœuvre française ?

On l’a dit, le couple franco-allemand est donc aujourd’hui une représentation commode qui donne l’apparence d’une parité franco-allemande pour les Français, tandis que les Allemands rendent ainsi moins visible leur plus grand poids depuis l’unification. La notion de couple est toutefois étrangère aux Allemands pour qui la France devient une nation normale sans exclusivité, d’où l’asymétrie dans l’intérêt que l’un porte à l’autre en défaveur des Français.

Le couple franco-allemand, qui reste toutefois indispensable a toute avancée européenne, mais employé de manière trop exclusive, devient de plus en plus un obstacle à la marge de manœuvre française. Conçue au départ comme un moyen d’augmenter la puissance française, la recherche d’unité à tout prix avec l’Allemagne réunifiée a aligné la France sur les priorités de l’Allemagne. Dans le domaine monétaire, la France s’est rapprochée en réalité de la conception allemande ordo-libérale de la monnaie unique, que la France avait elle-même exigé en gage de l’unification allemande, même si les gouvernements français successifs cherchent à rééquilibrer la situation depuis les présidents Chirac, Sarkozy, Hollande et Macron avec un approfondissement de la zone euro. Pour faire face à la mondialisation, selon les représentations françaises, le territoire des Français et celui des Européens impliquent des frontières pour se protéger. Cette manière de voir est en décalage avec l’espace des flux de la mondialisation des Allemands qui raisonnent plus en termes d’imbrications économiques et politiques (Verflechtung), dont le rôle est aussi de pacifier les relations par le commerce. Il s’agit moins, pour les Allemands, d’exercer la puissance sur un territoire comme le pensent les Français que d’être compétitifs selon des règles et des normes idéalement acceptées par tous dans des espaces quadrillés par des réseaux sans limites.

En ce qui concerne les priorités géopolitiques, c’est la conception euro-atlantiste exclusive du gouvernement allemand d’Angela Merkel qui vise à isoler et sanctionner la Russie en synergie avec les États-Unis qui s’est imposée dans l’UE depuis 2014 avec la crise en Ukraine. La Russie est un défi à l’ordre euro-atlantique dont l’Allemagne occupe le centre en Europe.

En poursuivant l’occidentalisation dans les pays de l’ex-URSS au moyen du partenariat oriental de  l’UE et les mesures de réassurance de l’OTAN, les Allemands construisent dans l’immédiat un cordon sanitaire vis à vis de la Russie. Mais à plus long terme, les Allemands n’ont pas abandonné l’idée d’une occidentalisation de la Russie après le départ de Vladimir Poutine au moyen de l’influence des réseaux économiques et des contacts avec la société civile et les ONG. Avec l’UE et l’OTAN comme paravent, l’Allemagne évite d’être perçue comme une puissance explicite et a fortiori une puissance  militaire, vis à vis de ses voisins et de sa propre population. L’objectif des Allemands est aussi de limiter les dégâts face à Donald Trump, en attendant un retour à plus de normalité. Là aussi, l’avenir dira qu’elle était la part d’illusion  de ce scénario.

Les gouvernements français, pour qui la Russie était un facteur d’équilibre en Europe, ont tendance, surtout depuis les présidences Sarkozy et Hollande à s’aligner sur les conceptions germano-américaines  an nom de la primauté du couple franco-allemand, La relation franco-russe est devenue tributaire de l’entente franco-allemande. La France est à la remorque de la nouvelle rivalité géopolitique entre l’Allemagne et la Russie en Europe centrale et orientale, dans les Balkans et en Eurasie[x]. Cette situation réduit la marge de manœuvre française, en attente d’un appui de l’Allemagne, jusqu’à présent resté timide, sur ses propres priorités accordées à l’arc de crise au sud de l’Europe pour contrer la menace islamiste.

Le couple franco-allemand est encore à l’unisson pour sauvegarder ce qui a été accompli, notamment la monnaie unique, mais reste en désaccord sur la suite à proposer[xi]. La fonction du couple franco-allemand devient de plus en plus déclaratoire et de moins en moins efficace  d’ou la difficulté croissante de résoudre les crises multiples de l’Union européenne. Dans l’Union européenne élargie, le rôle de chef de file du couple franco-allemand est de plus en plus contesté.

La nouvelle impulsion franco-allemande promise par les deux nouveaux gouvernements issus des élections françaises en 2017 et allemandes en 2018 devra faire face aux réalités géopolitiques issue des temps longs. Ceux-ci constituent des obstacles à une renaissance véritable de l’UE à partir du couple franco-allemand.

Perspectives : relancer l’axe franco-allemand sur les finalités géopolitiques

Avec le Brexit, mais aussi les incertitudes liées aux décisions du président américain Donald Trump, les promoteurs d’un Europe intégrée y voient une opportunité pour relancer le projet européen à partir du couple franco-allemand. Ils considèrent que c’est le Royaume-Uni qui était l’obstacle principal à leur vision. Le facteur britannique joue pourtant un rôle secondaire face à la nouvelle rivalité géopolitique franco-allemande depuis l’unification allemande.

Il est vrai que le traité de la nouvelle coalition allemande (CDU-CSU-SPD)[xii] de 2018 qui reconduit Angela Merkel comme chancelière pour la quatrième fois fait de la réforme du projet européen, en partenariat avec la France, sa priorité. La relation germano-américaine reste pourtant primordiale pour les question de défense, même en période de crise transatlantique, notamment le retrait des États-Unis de l’accord sur le nucléaire iranien. La  position de la nouvelle coalition relève plus de la posture de négociation, vis à vis des propositions européennes du président français Emmanuel Macron, qu’elle n’approuve pas, dans le contexte d’un euroscepticisme croissant des peuples vis à vis de l’UE. Cette évolution menace à terme la primauté allemande au sein de l’UE et le Brexit va modifier les équilibres géopolitiques. Il faut rappeler que les Royaume-Uni jouait le rôle de contrepoids tant pour les Français que les Allemands.

A la différence d’un « nouveau départ pour l’Europe », le  traité  de coalition allemande annonce en réalité la poursuite de la rivalité de pouvoir entre la France et l’Allemagne, mais aussi entre le couple franco-allemand et les autres membres de l’UE, à la suite de la tentative de l’axe franco-allemand de se placer à nouveau au sommet de la hiérarchie du pouvoir. Le modèle de  l’Europe fédérale centré sur l’Allemagne perd pourtant de sa pertinence puisque l’Allemagne ne veut pas, et ne peut pas en prendre les responsabilités. La centralité du couple franco-allemand qui persiste au niveau incantatoire, perd de son poids et le Brexit va souligner plus encore les divergences franco-allemandes, cœur de la crise de l’UE.

En ce qui concerne la réforme de la zone euro et de l’UE, on peut aisément tabler sur un échec des propositions françaises qui seront masquées par des artifices de communication et des compensations d’importance seconde. Les rapports de force aux échelles mondiale et  européenne  poussent à plus de fragmentation et les inflexions issues du nouveau contexte  géopolitique du projet européen depuis l’unification allemande sont incontournables. L’évolution de l’Allemagne va vers plus de souverainisme national et non pas vers une illusoire souveraineté européenne.         

A partir de ce diagnostic géopolitique, deux grandes options alternatives se profilent. sans s’exclure mutuellement:

Les Français peuvent considérer qu’ils pourraient mieux défendre leur point de vue au sein d’un couple franco-allemand déséquilibré en faveur de l’Allemagne, mais en obtenant pas à pas un rééquilibrage après avoir donné des gages à l’Allemagne. Cela signifie, réformer la France suivant la vision ordo-libérale allemande qui prédomine dans les institutions européennes, avant d’obtenir des avancées de la part des Allemands sur les priorités françaises, et de promouvoir une souveraineté européenne.

Suivant cette option, l’UE est pourtant difficilement réformable autrement qu’en se rapprochant des priorités géopolitiques allemandes, et donc en grande partie complémentaires des  États-Unis, du moins sur les questions stratégiques.

On peut toutefois s’attendre à des compromis précaires et asymétriques. L’Allemagne fera pencher la balance en faveur de la sienne, tandis la France se contentera de mesures déclaratoires pour montrer l’image d’un couple équilibré en termes de communication politique, même s’il est géopolitiquement déséquilibré en faveur de l’Allemagne.

Une autre option porte sur une réforme plus fondamentale du projet européen. Elle provient des représentations géopolitiques plus gaullistes.

Pour rétablir l’équilibre géopolitique franco-allemand, c’est la vision continentale d’inspiration gaullienne qui serait nécessaire pour que la France retrouve son autonomie stratégique dans une Europe des États. Un rééquilibrage du projet euro-atlantiste exclusif actuel ne peut donc pas être efficace sans un changement d’échelle du projet européen, de Brest à Vladivostok, c’est à dire un rapprochement avec la Russie. Tant que les gouvernements français successifs ne veulent pas admettre que le projet a fondamentalement changé de nature depuis l’unification allemande et la fin du monde bipolaire, le projet européen s’éloignera des intérêts nationaux français et une identification équilibrée des intérêts européens restera illusoire.

Cette option impliquerait une vision du couple franco-allemand moins exclusive, comme le conçoit d’ailleurs l’Allemagne, mais avec ses propres priorités.

Le paysage politique en Allemagne, comme en France  est aussi de plus en plus fragmenté à la suite de la crise migratoire qui divise profondément les nations. Cette crise menace les fondements de l’UE dont le modèle de démocratie ouverte, libérale et multiculturaliste est de plus en plus en décalage pour répondre aux demandes de sécurité des citoyens face aux évolutions mondiales. Une relance franco-allemande est de moins en moins probable si un accord n’est pas trouvé pour y répondre de manière commune. A l’image du monde  marqué par les recompositions géopolitiques, l’incertitude se renforce pour la relation franco-allemande et a fortiori pour le projet européen dont les membres réagissent aux crises multiples par des compromis précaires et inachevés. L’épicentre de la crise de l’UE est donc la rivalité franco-allemande. Elle va probablement s’accroitre à moyen terme face à l’inertie Allemande défendant sa situation  favorable. Cette évolution rendra plus visible, l’obsolescence des paradigmes de l’UE centrée sur une vision trop idéologique du multilatéralisme et du libre-échange, la complémentarité avec l’OTAN, la relativisation des frontières et l’immigration pour pallier au déficit démographique, dans le contexte de l’émergence d’une monde multicentré plus fluide et déterminé par les rivalités géopolitiques. Le retour de la doctrine multiséculaire de l’équilibre des puissances et des notions de souveraineté et d’indépendance dans une  Europe des nations, est un horizon plus réaliste.

L’Europe des axes[xiii], des alliances instables, des stratégies de contrepoids, ou des resserrements temporaires en fonction des circonstances géopolitiques serait de retour en miroir du monde multicentré et instable qui émerge rapidement.

Pour canaliser la rivalité géopolitique franco-allemande après une période de désillusion prévisible, une stratégie géopolitique commune serait adéquate dans le cadre d’un projet européen rénové. Cela ne serait possible que dans le cadre d’une Union européenne profondément réformée, voire marginalisée au profit de nouvelles initiatives européennes plus resserrées si les blocages persistent. L’organisation d’un espace de solidarité et de sécurité de Lisbonne à Vladivostok (envisagé dans le nouveau traité de coalition allemande), mais aussi euro-méditerranéen, pour dépasser ce positionnement des Européens dans un espace euro-atlantiste exclusif serait bienvenue. La crise transatlantique durable devrait amener à un rééquilibrage afin que les Européens puissent s’organiser à partir de leur position géographique, en posture de pivot entre les espaces euro-atlantique, euro-asiatique, euro-méditerranéen et africain et euro-arctique.

Dans le contexte géopolitique actuel, la menace principale pour l’Allemagne et la France à la charnière entre Europe continentale et Méditerranée,  est la poursuite de la déstabilisation de l’arc de crise au Sud de la Méditerranée du Maroc à l’Afghanistan, avec les déstabilisations islamistes, les États faillis et la crise migratoire. En France comme en Allemagne, les populations sont de plus en plus opposées à une politique migratoire laxiste, soulignant un potentiel de convergence à l’avenir. L’endiguement des vagues migratoires venant d’Afrique qui vont s’accélérer, sera nécessaire.

Il serait judicieux pour l’Allemagne et la France d’engager une manœuvre géopolitique prioritaire en se rapprochant de la Russie pour faire face de manière commune  à l’arc de crise au sud qui menace l’Eurasie entière, et de résoudre la crise en Ukraine afin de ne pas laisser l’Europe se faire enfermer entre deux arcs de crises,  l’un à l’est avec la Russie, l’autre au sud de la Méditerranée, et être obligée de se disperser sur deux fronts. C’est un rapprochement continental qui est le préalable  à la stabilisation des crises régionales et non pas l’inverse. L’Europe n’aura jamais, ni la sécurité, ni l’accès privilégié à l’énergie sans une entente avec la Russie. La concentration des moyens est aussi nécessaire pour combattre les instabilités croissantes au Sud, mais travailler aussi à une stabilisation avec la relance de l’Union pour la Méditerranée et la coopération au développement de l’Afrique.

La clarification des relations transatlantiques en crise, la relation avec le Royaume-Uni notamment en matière de défense, et un positionnement vis à vis du projet chinois des routes de la soie sont aussi les défis à surmonter pour les Allemands et les Français.

[i] http://www.france-allemagne.fr/-Deutschland-Nouvelle-version-.html

[ii] Beaucoup d’Allemands, dans leur for intérieur, considèrent que la France n’a en réalité gagné la guerre ni en 1918, ni en 1945, d’où le sentiment chez eux de la posture démesurée de la France, qui « voyagerait en 1ère classe, avec un billet de seconde ».

[iii] ADENAUER Konrad, Erinnerungen, 1945-1953, Deutsche Verlag-Anstalt Stuttgart, 1965,

589 S.

[iv] GAULLE Charles (de), Mémoires de guerre, le salut, 1944-1946, Plon, 1954, 655 p.

[v] SCHWARZ Hans Peter, Die Zentralmacht Europas, Deutschlands Rückkehr auf die Welt Bühne, Berlin, Siedler, 1994, 310 S.

[vi] THOMANN Pierre-Emmanuel, le couple franco-allemand et le projet européen, représentations géopolitiques, unité et rivalités, Harmattan, L’Harmattan, 2015,  658 p.

[vii] BRILL Heinz, Geopolitische Analysen, Beiträge zur Deutschen und Internationalen Sicherheitspolitik 1974-2004, Biblio Verlag-Bissendorf, 2004, 459 S.

[viii] http://www.elysee.fr/declarations/article/discours-du-president-de-la-republique-a-l-ouverture-de-la-conference-des-ambassadeurs/

[ix] BAUMANN Rainer, Deutschland als Europas Zentralmacht, Handbuch zur deutschen Aussenpolitik, SCHMIDT Sigmar, HELLMANN Gunther, WOLF Reinhard (Hrsg), Verlag für Sozialwissenschaften, Januar 2007, S. 62-72

[x] SCHNEIDER DETERS, Winfried, SCHULZE Peter w. TIMMERMANN HEINZ, Die Europaïsche Union, Russland und Eurasien, die Rückkehr der Geopolitik, Berlin, Berliner Wissenschaft Verlag, 2008, 656 S.

[xi] Durant la guerre froide, la relative complémentarité entre l’Allemagne comme locomotive économique et la France comme puissance politique s’efface depuis l’unification allemande car l’évolution de l’Allemagne comme puissance économique et la France comme puissance militaire n’est pas conçue comme complémentaire, mais résulte de visions concurrentes du monde

[xii] http://www.zeit.de/politik/deutschland/2018-02/grosse-koalition-koalitionsvertrag-spd-cdu-csu

[xiii] Une forme d’Europe politique, si elle émerge, est cependant plus probable sur le mode de l’alliance qui cherche à préserver le poids des États-nations avec un système hybride combinant prise de décision intergouvernementale et exercice en commun de la souveraineté pour certaines thématiques, de manière consentie et contrôlée par les États qui restent les maîtres des traités. Un nouveau concert de nations interdépendantes en somme