Réflexions sur les intérêts géopolitiques de l’Union européenne et de ses États membres : les grandes lignes d’une stratégie géopolitique européenne (III)
Le projet européen, pilier souverain et autonome du monde multicentré
Les intérêts de l’Union européenne selon la vision d’une Europe politique souveraine [1] que l’on pourrait nommer «Europe européenne» suggèrent la pratique d’une politique d’équilibre entre espaces euro-atlantique, euro-asiatique et euro-africain. Établir pour l’Union européenne des relations avec des États dans les espaces eurasiatique et africain et avec l’Amérique du Sud éviterait des relations euro-atlantiques exclusives qui coupent l’Europe des partenaires stratégiques dans sa proximité géographique, en particulier la Russie.
Le projet européen, pour atteindre une envergure géopolitique mondiale, devrait se concevoir à l’échelle de l’Eurasie. Seul un rapprochement avec la Russie est de nature à atteindre cet objectif afin de construire une Europe européenne. En raison de sa position géographique à cheval entre Europe et Asie, la stratégie géopolitique russe pratiquera toujours un équilibre entre l’Est, l’Ouest et le Sud. Préserver des équilibres favorables aux intérêts des États-membres de l’Union européenne dépend de leur clairvoyance en offrant une place adéquate à la Russie dans le projet européen.
Élaborer une politique propre aux européens
La crise en Ukraine est révélatrice des visions concurrentes de la finalité du projet européen. Les adaptes de l’euro-atlantisme ont soutenu le changement de régime en Ukraine et instrumentalisé le conflit pour essayer de se démarquer de la Russie car la finalité du projet européen correspond à une Europe américaine [2] qui exclut la Russie à moins d’en faire une puissance occidentalisée de second rang. Le scénario exclusif euro-atlantiste ne correspond pas à la vision d’une Europe politique et souveraine. Les adeptes d’un rapprochement avec la Russie ont par contre une vision correspondant au scénario une Europe européenne, telle que l’avait déjà imaginée le général de Gaulle.
Il est temps de reconnaitre que les intérêts des nations européennes ne correspondent pas toujours avec ceux de la nation américaine. La position de l’Union européenne contigüe géographiquement avec la Russie est différente de celle des États-Unis. Ce simple constat devrait éviter aux Européens de se laisser entrainer dans des actions qui ne correspondent pas à leurs intérêts de sécurité et de stabilité à long terme. Admettre cette réalité relève du bon sens géopolitique et ne porte pas préjudice aux liens historiques forts entre les États-Unis et l’Europe mais peut les rationaliser pour éviter une méfiance croissante au sein des peuples européens vis-à-vis du projet européen (voir à ce propos la dichotomie entre le discours des dirigeants européens et une grande partie des citoyens qui refusent une confrontation avec la Russie, notamment en Allemagne et en France).
Le primat de la vision mondiale
L’échelle mondiale
L’Union européenne et la Russie pourraient jouer le rôle de modérateurs vis-à-vis d’une rivalité américano-chinoise (voir carte ci-dessus).
Face au scénario d’une dégradation des relations sino-américaines évoluant vers une stratégie d’endiguement de la Chine par les États-Unis, les Européens n’auront pas d’autre choix que de se positionner en fonction de leurs intérêts propres, s’ils ne veulent pas devenir les supplétifs d’une manœuvre élaborée ailleurs et servant d’autres intérêts (voir carte ci-dessus : une prise de distance des Européens face à la tension sino-américaine, dont le théâtre principal restera éloigné des zones les plus sensibles et prioritaires pour les intérêts européens serait indiquée au moyen d’une alliance modératrice avec la Russie).
L’échelle eurasienne et eurafricaine
Le projet d’Union eurasiatique de la Russie est en phase avec l’évolution du monde vers un monde multicentré. Les alliances d’États et de nations sont utiles pour former des centres de concentration de puissance à partir des proximités géographiques, à l’inverse d’un monde unipolaire dominé par une seule puissance ou une alliance d’Etats (l’OTAN par exemple). L’Union eurasiatique et l’Union européenne auraient vocation à se rapprocher pour former une entité politique de Lisbonne à Vladivostock et permettre à l’Union européenne d’équilibrer ses relations.
Pour parachever l’espace de sécurité de Vancouver à Vladivostok, les Européens auraient intérêt à coopter la Russie car les États-Unis n’y parviendront pas en raison des méfiances réciproques. Il est inacceptable pour les Européens de se couper de leur flanc oriental ainsi que de leur flanc méridional car une orientation exclusivement euro-atlantiste retarde le renforcement de la sécurité globale.
Rétablir la confiance, c’est ne pas empiéter sur l’espace de sécurité de la Russie afin d’éviter les contrecoups géopolitiques. La négociation de lignes rouges territoriales réciproques est nécessaire. L’Union européenne pourrait ainsi être amenée comme la Russie à définir ses propres zones de responsabilités en évitant d’empiéter de manière non concertée avec celles de ses voisins.
L’arc d’instabilité au Sud de l’Europe fait peser des menaces et des risques communs à toutes les nations européennes. La perspective de la dégradation des relations entre les États européens et les États au Sud de la Méditerranée aspirés dans une période durable de troubles est déjà une réalité. Pour briser l’enfermement de l’Union européenne dans l’angle des deux arcs de tensions à ses frontières au Sud, (révolutions arabes) et à l’Est (conflits gelés issus de la désintégration de l’URSS), un rapprochement substantiel avec la Russie serait utile pour engager une gestion partagée des instabilités orientales et méridionales.
La priorité : éviter une rivalité territoriale dans l’espace géopolitique entre la Russie et l’UE
Résoudre la tension avec la Russie n’est pas envisageable par des actions au cas par cas, mais par une démarche d’ensemble visant à offrir une place adéquate à la Russie dans le projet européen, à l’inverse du projet euro-atlantiste qui vise à élargir l’UE et l’OTAN à tous les ex-États de l’URSS sauf la Russie et orienter l’Europe de manière exclusive vers les États-Unis, notamment avec le grand marché transatlantique.
L’Union européenne pourrait élaborer des stratégies et des politiques extérieures distinctes de celles de l’OTAN.
L’élargissement à l’OTAN avait été conçu lors des grands élargissements de l’Union européenne comme la condition à l’élargissement ultérieur à l’UE. Cela fut encore l’objectif de la Géorgie sous la présidence de Mikhail Saaskachvili. L’extension continue de l’OTAN et de l’Union européenne est de nature à aggraver la sécurité européenne par l’obsession de la plupart des nouveaux membres à instrumentaliser l’OTAN et l’UE par des politiques hostiles à la Russie, avec le soutien des anciens membres atlantistes et des États-Unis. Ce serait particulièrement le cas avec une extension de l’Union européenne et de l’OTAN à l’Ukraine, à la Géorgie et à la Moldavie. Ce scénario ne contribuerait ni à la sécurité européenne, ni à la poursuite de la finalité d’une Europe politique et souveraine.
Il serait donc judicieux d’annoncer l’arrêt définitif de l’extension de l’UE et de l’OTAN vis-à-vis de l’Ukraine, de la Géorgie, de la Moldavie, de l’Azerbaïdjan et de l’Arménie pour lever toute ambiguïté aujourd’hui savamment entretenue. De plus, l’incorporation du territoire de l’Ukraine dans le giron de l’Union européenne ne peut que renforcer la rivalité géopolitique franco-allemande par la perception d’un déplacement du centre de gravité du projet européen vers l’Est et renforcer les divisions Est-Ouest au sein de l’Union européenne. Il est utile de rappeler que le partenariat oriental a été initialement conçu comme un moyen d’empêcher une focalisation de l’Union européenne sur son flanc Sud. La Pologne et la Suède sont ainsi à l’origine de cette initiative pour contrer l’Union pour la Méditerranée qui avait été promue par le gouvernement français, mais aussi pour créer une zone tampon vis-à-vis de la Russie. Le partenariat oriental fait donc partie d’un plan de rééquilibrage vis à vis des intérêts de la France mais aussi de la Russie. C’est pour cette dernière raison que les États-Unis soutiennent cette politique afin de faciliter à l’avenir les élargissements éventuels de l’OTAN.
Le « deux poids deux mesures » vis-à-vis de la Russie devrait aussi être évité à l’avenir pour rétablir la confiance avec la Russie. A l’occasion de la crise en Ukraine, l’Union européenne et ses États-membres ont reproché à la Russie l’annexion de la Crimée. Malgré l’occupation turque de facto d’une partie du territoire de l’Union européenne à Chypre, la Turquie s’est pourtant vue octroyer le statut de membre potentiel de l’UE et a entamé des négociations avec l’Union européenne.
Construire les solidarités continentales
– Un traité de sécurité européen et eurasien
Négocier un traité de sécurité entre l’Union européenne et la Russie à l’échelle eurasienne incluant l’Asie centrale serait un grand pas vers la stabilisation du continent. Dans le cas d’un blocage des négociations par l’intransigeance de certains membres de l’UE, un noyau d’États membres pourrait avancer avec la Russie sur cette question (la France et l’Allemagne) car l’Union européenne est aujourd’hui diluée et divisée par les visions géopolitiques divergentes des nations qui la composent. L’OTAN ne peut donc pas être la seule source de légitimité pour la pratique de la politique de sécurité des nations européennes. Les Européens devraient régler les questions de sécurité et de stabilité continentale entre eux. Cela aurait pour conséquence de mettre en avant l’UE et l’OSCE.
– Développer les complémentarités énergétiques, commerciales et culturelles
S’approvisionner en Russie est une alternative au pétrole et au gaz provenant du Moyen-Orient, source d’instabilités majeures et du prosélytisme islamiste. L’importation du gaz de schiste provenant des États-Unis renforcerait la domination des États-Unis sur l’Europe (domination actuelle par l’OTAN et la finance internationale) et affaiblirait la Russie qui devrait devenir forte, stable et prospère dans l’intérêt des États membres de l’Union européenne. L’exploitation du gaz de schiste sur le territoire européen très densément peuplé n’est pas adéquate et comporte des limites. Une exploitation du gaz de schiste en Ukraine par des compagnies américaines [3] afin de le revendre aux Européens de l’Ouest ne peut que renforcer la nouvelle fracture continentale et détruire l’environnement pour les populations locales.
Penser un espace politique, culturel et commercial de Lisbonne à Vladivostok aurait pour ambition de maintenir une unité entre les différents pôles de la civilisation européenne. Les différentes nations européennes, y compris la Russie, ont intérêt à préserver leur héritage culturel et historique issu de l’Occident chrétien mais aussi ses conditions d’épanouissement et de rayonnement pour faire poids parmi les civilisations qui se côtoient dans le processus de mondialisation qui menace trop souvent les traditions et les héritages géo-historiques.
Conclusion
Le bon sens géopolitique suggère les orientations suivantes :
-Éviter d’avoir à faire face à deux fronts d’États hostiles à l’Est et au Sud, situation qui serait catastrophique pour la sécurité européenne et limiterait toute marge de manœuvre pour une politique d’alliances multidirectionnelles.
-Stabiliser la situation en Ukraine par un processus de confédéralisation du pays et sa neutralisation (ni UE, ni OTAN).
-S’allier entre États-membres de l’Union européenne, États-Unis, Russie, pays d’Asie centrale contre la menace islamique au sud du continent eurasien, selon une approche globale avec un soutien aux Etats arabes laïcs pour éviter le « deux poids deux mesures » (combat contre l’Etat Islamique en Irak mais soutien aux rebelles islamistes contre le régime syrien).
-Rééquilibrer la relation transatlantique par un rapprochement euro-russe dans l’espace eurasien pour éviter une nouvelle guerre froide et éviter de s’enfermer dans le mondialisme euro-atlantiste avec la promotion du libre-échange intégral, notamment financier, et du multiculturalisme sociétal.
-Le resserrement de l’Europe politique peut amener à éventuellement penser le noyau d’une défense européenne en dehors de l’Union européenne car élaborer une vision géopolitique et géostratégique à 28 membres est illusoire. Négocier une Union européenne à plusieurs vitesses ou à géométrie variable serait plus adapté.
[1] « L’Europe politique » doit rester la finalité de l’Union européenne. Elle est ici définie comme une alliance d’États, cherchant à se doter d’une autonomie de réflexion, de décision et d’action au niveau international afin d’assurer leur sécurité, défendre leurs intérêts stratégiques et vitaux, et promouvoir les conditions d’épanouissement de leur civilisation commune. Elle ne tend donc pas vers la « fusion » des États membres et reste un instrument collectif de souveraineté politique basé sur une Europe des Nations.
[2] Le président de la Commission Manuel Barroso et la Haute représentante Catherine Ashton sont clairement des adeptes de la vision euro-atlantiste, tandis que le président du Conseil européen Van Rompuy a révélé son atlantisme lors de la crise ukrainienne par son soutien au partenariat oriental malgré l’échec patent de cette politique de l’Union européenne. Lorsqu’il a reçu le prix Charlemagne le 29 mai 2014, il a instrumentalisé la cérémonie en invitant les premiers ministres d’Ukraine, de Géorgie et de Moldavie et exprimé un message d’hostilité vis-à-vis de la Russie : « Je tiens à remercier chaleureusement les premiers ministres de Géorgie, de Moldavie et d'Ukraine, qui ont accepté cette invitation à venir à Aix-la-Chapelle – dans une période aussi troublée pour leur région – et je salue leur courage; je salue votre courage. La situation dans vos pays est un sujet de préoccupation pour nous tous. La déstabilisation par notre voisin commun, la Russie, est inacceptable et d'autant plus regrettable que, dans son cœur, ce grand pays appartient entièrement à la civilisation européenne, à la culture européenne ». Il a de plus démontré son incompréhension des enjeux géopolitiques complexes de la question ukrainienne en ajoutant : « Les pays de l'Union européenne n'ont pas cette nostalgie d'un passé "glorieux" qui ne reviendra pas, pas d'ambitions de repousser les frontières aux dépens des voisins; il n’y pas de cycles de défaites et de vengeance – tous les États membres ont à présent tourné la page et ils voient l'avenir avec confiance ». Discours du président Van Rompuy
[3] Le recrutement de Hunter Biden, fils du vice–président des États-Unis Joe Biden au sein de la compagnie ukrainienne Burisma Holdings Limited exploitant le gaz et le pétrole dans l’Est de l’Ukraine a provoqué un débat sur l’éthique des affaires à Washington.