Cybergéopolitique

Affaire Snowden : l’émergence de la cybergéopolitique

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La révélation d’une nouvelle affaire d’espionnage impliquant un membre de la BND, les services secrets allemands, pour le compte de l’agence américaine NSA relance en Allemagne  le débat à propos de l’espionnage à grande échelle des États et des citoyens du monde par l’agence américaine. Ce nouvel épisode renforce la polémique initiée par les révélations d’Edward Snowden à propos de la NSA à partir de juin 2013. Il s’est  depuis réfugié en Russie et cette affaire fut jusqu’ici minimisée par le gouvernement d’Angela Merkel pour ne pas envenimer les relations transatlantiques.  

Cette affaire est pourtant particulièrement sensible en Allemagne en raison de l’espionnage d’État massif pratiqué par la DDR pendant la guerre froide vis-à-vis de ses citoyens, et de l’importance portée aux libertés civiques des citoyens depuis la chute du régime Nazi en 1945. Hans-Peter Uhl, membre du parti  social-chrétien de la Bavière avait même déclaré en novembre 2013  que les États-Unis étaient une « puissance digitale occupante »[1].

La cybergéopolitique : nouveau territoire de la géopolitique

La géopolitique concerne l’analyse des rivalités de pouvoir sur le territoire. Qu’est ce qu’on entend par territoire ? Un  territoire est  un espace géographique sur lequel on projette un projet politique, ce qui implique son appropriation, pour exercer une domination directe ou exercer une influence indirecte. Un projet  politique sur un territoire en rivalité avec les projets des autres acteurs.

Le territoire d’un État est quadridimensionnel : le sol (en deux dimensions),  l’espace qui le surplombe (troisième dimension), et enfin l’espace virtuel (quatrième dimension). L’espace cybernétique, s’il est virtuel, n’en est pas moins un territoire s’il fait l’objet d’un projet politique. Les rivalités géopolitiques que l’on conçoit aisément sur les territoires classiques de confrontation se produisent aussi dans l’espace virtuel avec les nouvelles technologies d’information et de communication et internet. Les données sensibles des ministères d’un État stockées dans des bases de données ou des ordinateurs individuels sont considérées comme un territoire que l’on cherche à sanctuariser. L’espionnage à distance d’un espace virtuel d’un autre État est une ingérence sur son territoire de la même manière que le survol du territoire d’un État par un avion espion. La cybergéopolitique est donc un nouveau champ d’investigation de la géopolitique.

La cybergéopolitique mondiale : unipolarité contre multipolarité

La confrontation entre les visions géopolitiques antagonistes du monde : unipolaire ou multipolaire, se joue donc aussi dans l’espace cybergéopolitique mondial.

La mondialisation est une lutte de répartition des espaces géopolitiques  et  l’affaire Snowden en est aussi une des facettes. La géopolitique des flux incluant la circulation de l’information, des capitaux, des marchandises, des personnes, prend ici une dimension nouvelle avec la cybergéopolitique.  Les NTIC  considérées traditionnellement  comme des outils de communication deviennent des armes stratégiques dont l’intrusion massive dans la sphère étatique et privée avec l’espionnage à grande échelle, donc le territoire des adversaires ou alliés, ajoute une nouvelle dimension à la géopolitique. 

Le schéma ci-dessus montre la prépondérance des États-Unis dans la cybergéopolitique mondiale grâce au contrôle des infrastructures (internet, accès aux câbles optiques) mais aussi du contenu avec Google, Yahoo, Microsoft, Facebook. La stratégie des États-Unis vise à préserver un monde unipolaire en se plaçant au centre du pouvoir cybergéopolitique mondial et en établissant des accords de coopération en matière d’espionnage et de transferts des données forcément asymétriques avec ses partenaires. Il en résulte un processus centre-périphérie car les données mutualisées au niveau des États-Unis leur donnent un avantage décisif pour établir une couverture mondiale et peuvent filtrer à leur guise les informations données en retour aux partenaires. Une hiérarchie du pouvoir en fonction de la proximité vis-à-vis des États-Unis se met en place, avec les pays anglo-saxons au centre du jeu (Five Eyes)  poursuivant une stratégie unipolaire tandis que les grands pays comme la Russie et la Chine qui poursuivent une stratégie multipolaire deviennent des adversaires. Les pays européens, mis à part le Royaume-Uni, sont dans une situation intermédiaire (troisième cercle), entre coopération et rivalité.      

Les États-Unis : une puissance occupante ?

L’affaire Snowden a révélé qu’il ne s’agit pas seulement ici d’un espionnage ciblé  qui est une activité exercée par tous les États.  Il s’agit d’espionnage de données privées, c'est-à-dire individus et entreprises, et étatiques. Tous le citoyens, quelle que soit leur nationalité, deviennent des cibles et donc des suspects potentiel. Les États et les citoyens européens, mais aussi les États et citoyens du monde entier deviennent de facto des citoyens de seconde zone face à la domination d’une seule puissance qui a pris l’avantage stratégique de domination de l’espace cybernétique.  Cette surveillance mondiale massive  et privée fait des États-Unis un empire universel virtuel mais néanmoins bien réel. Ceux qui ne détiennent pas la citoyenneté des États-Unis n’ont en effet aucun recours vis à vis du gouvernement américain face à l’intrusion de leur vie privée et ne participent évidemment pas aux processus électoraux des États-Unis.  

Cette situation s’explique en grande partie par l’histoire et le rôle des États-Unis comme bouclier de l’Europe contre l’URSS pendant la guerre froide. Cet héritage ne devrait pourtant pas empêcher les Européens de se préoccuper de cette situation qui pose un problème  majeur de souveraineté et fait des États-Unis une puissance digitale occupante.

Des accords de coopération asymétriques

Il est du devoir de l’État de protéger ses citoyens sur leur propre territoire, l’affaire Snowden a démontré que les États européens étaient loin de remplir pleinement leurs obligations.

Si l’on peut se féliciter du rôle des  accords de coopération pour procéder à des échanges d’informations  sur le cyberespace entre agences de renseignement américaines et européennes face au terrorisme, la surveillance massive des entreprises et des citoyens de la part de la NSA a créé un état de dépendance qui s’est renforcé  car les Européens ne peuvent pas faire le tri entre les données qui relèvent de la lutte anti-terroriste, et les données qui sont susceptibles de faire l’objet d’un espionnage économique mais aussi politique.

Le problème des accords secrets entre les États-Unis et leurs alliés réside dans le déséquilibre évident en ce qui concerne  la maîtrise de la cybergéopolitique et de ses outils.  Comme dans un protectorat militaire ou nucléaire, le protégé dépend du bon vouloir du protecteur pour décider des priorités et n’est pas à l’abri des erreurs commises par son protecteur.  Il en résulte une relation asymétrique.

Les accords déséquilibrés de transmission des données entre États-Unis et européens   revient à faire des Européens des supplétifs de la stratégie cybergéopolitique des États-Unis.  Les institutions européennes ont également négocié dans le passé des accords de transferts de donnée vers les États-Unis sans grande réciprocité.

Vers une cybergéopolitique européenne ?

Les États européens auraient intérêt à développer en commun leurs propres moyens en matière de cyberespionnage et de contrôle d’internet pour faire émerger un monde multipolaire  dans la cybergéopolitique mondiale.

Il n’y a pas de moyen d’enrayer la surveillance de la NSA dans l’immédiat, encore moins par des codes de bonne conduite qui sont à ranger dans le domaine de l’affichage politique et la fuite des responsabilités. Il est pourtant nécessaire d’éviter à l’Europe de se transformer en nouvelle périphérie d’un grand Occident sous le contrôle hésitant et sélectif des États-Unis. C’est ici moins la puissance américaine que la faiblesse européenne qui est en cause. 

 Seule une renationalisation d’internet et des réseaux sociaux, la généralisation du cryptage et le dédoublement des réseaux seraient des mesures efficaces.

Pour les Européens, il est nécessaire de réhabiliter la notion de frontière car l’espace virtuel sans frontières signifie une perte de souveraineté vis-à-vis de ceux qui contrôlent cet espace virtuel et aboutit à une domination sans partage si des  tentatives  de rééquilibrage ne sont pas prises. Elaborer une nouvelle cybergéopolitique européenne pour y  faire face, cela signifie penser en termes de territoires virtuels et de moyens techniques pour  protéger les frontières entre les cyber-territoires, et des outils offensifs pour pouvoir se projeter sur le territoire des adversaires selon une manœuvre offensive. 

L’alliance des pays anglo-saxons (Five Eyes) en matière de cyberespionnage et le système Echelon[2] rend pour l’instant illusoire tout projet de souveraineté au niveau de l’Union européenne. L’histoire de chaque État européen rend aussi difficile une approche commune. Les services secrets allemands ont une approche différente car l’Allemagne n’est devenue réellement souveraine qu’en 1990 tandis que les Britanniques ont une relation privilégiée avec les États-Unis et  le Commonwealth. C’est donc au niveau national que la stratégie cybergéopolitique doit être initialement conçue avec des alliances européennes et des accords ciblés qui les prolongent ensuite au sein de l’Union européenne après des clarifications nécessaires en termes de loyauté européenne. Les accords déjà conclus entre l’UE et les États-Unis devraient être revisités pour renforcer la souveraineté européenne.

Les Européens pourraient définir et défendre leurs intérêts y compris lorsqu’ils ne coïncident pas avec ceux des États-Unis, pour le plus grand bien de la relation transatlantique car le statut des Européens comme alliés faibles et dépendants est de peu d’utilité pour la relation.

Il ne s’agit pas non plus de remettre en cause les accords de coopération entre les services  de renseignements Européens et Américains, mais de rééquilibrer la relation afin que l’Union européenne ne reste pas un protectorat des États-Unis car cette situation n’est pas viable à long terme et pose un problème de souveraineté.

Une stratégie géopolitique a pour objectif d’anticiper sur l’espace temps des autres acteurs : les États-Unis, après avoir pris l’avantage décisif avec l’arme nucléaire à la fin de la seconde guerre mondiale, détiennent encore aujourd’hui une longueur d’avance sur la manœuvre géopolitique mondiale avec la cybergéopolitique.

Le général de Gaulle avait compris en son temps que sans la bombe nucléaire, un État était réduit au rang de puissance seconde. Le déficit de maîtrise de l’arme cybernétique est aujourd’hui l’un des nouveaux défi des européens au XXI ème siècle.

Un processus de renationalisation d’internet est inévitable au niveau des États et des entreprises possédant des données sensibles, mais aussi dans l’intérêt des individus souhaitant rester libres et protégés par l’État dont ils sont citoyens. Cela signifie un contrôle d’internet accru par les États pour filtrer le cyber espace, créer des réseau sociaux européens qui entrent sous la surveillance des États européens pour permettre aux citoyens de maîtriser leurs données personnelles et éviter à une puissance étrangère de s’ingérer  politiquement mais aussi culturellement dans la guerre des flux et des idées. 

Cela passe aussi par une réorientation de la doctrine de libéralisation des marchés en matière de NTIC  au niveau européen. Le paradigme doit changer pour éviter de la part des États–Unis d’utiliser les géants privés du net  pour espionner les européens et contourner les lois protégeant la diversité culturelle. La protection de la diversité culturelle passe aussi par la géopolitique des flux, afin de protéger les cultures européennes d’une culture de masse mondialisée et hors sol.

Il serait aussi utile de construire des outils européens en démarrant par des outils franco-allemands comme des moteurs de recherche internet (reprendre le projet Quaero ? ) car on mesure tout le retard qu’ont pris les Européens dans ce domaine.

Les négociations engagées sur un traité transatlantique de libre échange ne sont pas équitables devant un tel déséquilibre des moyens d’espionnage et d’influence. Elles devraient être interrompues pour le bien des citoyens européens.

Le statut de réfugié octroyé à Edward Snowden en Russie est bénéfique aux États du monde entier afin de pousser la classe politique à  prendre ses responsabilités pour faire face aux nouvelles formes de dépendance et liens de pouvoirs induits par la cybergéopolitique. Construire des alliances avec le Brésil, la Chine et la Russie pour renationaliser Internet serait aussi une piste intéressante.


[1] http://www.faz.net/aktuell/feuilleton/hans-peter-uhl-zum-nsa-skandal-versuchen-wir-es-doch-mit-der-e-mail-made-in-germany-12643013.html

[2] Réseau de bases d’écoutes géré par les services de renseignement des États-Unis, du Royaume-Uni, du Canada,  de l’Australie et de la Nouvelle Zélande