
La dérive centraliste en Bosnie Herzégovine : un instrument géopolitique pour diviser le monde serbe
La cour de Bosnie Herzégovine a condamné à un an de prison et 6 ans d’inéligibilité Milorad Dodik, président de la Republika Srpska (République serbe de Bosnie-Herzégovine) en février 2025.
Cette condamnation fait suite à une modification du code pénal de l’entité décidée par le haut représentant en Bosnie-Herzégovine, Christian Schmidt, de nationalité allemande en juillet 2023 pour y ajouter le délit de non-respect des décisions du Haut représentant. Comme Milorad Dodik, avait rejeté l’autorité du Haut représentant international pour la Bosnie-Herzégovine, car sa nomination par le Conseil de mise en œuvre de la paix (PIC) en Bosnie n’avait pas été validée par le Conseil de sécurité de l’ONU, comme celles de ses prédécesseurs, cette décision a permis au parquet d’inculper Milorad Dodik.
Le président Milorad Dodik accuse les autorités centrales de Bosnie Herzégovine à Sarajevo, ainsi que le haut représentant, d’enfreindre les Accords de Dayton, qui avaient prévu une structure fédérale destinée à être équilibrée entre le pouvoir central et ses différentes entités. Les décisions du Haut représentant n »’ont eu de cesse jusqu’à présent de pousser à la centralisation du pouvoir des institutions fédérales de Bosnie Herzégovine en imposant une monnaie (le mark convertible) alignée sur le mark allemand puis sur l’euro, une loi sur la citoyenneté, un nouveau drapeau, des plaques d’immatriculation communes, un passeport unique et la révocations de responsables locaux élus qui s’opposent à cette dérive comme la condamnation du président Milorad Dodik, visant à nier la souveraineté et l’autodétermination de la Republika Srepska.
Pour rappel, la Bosnie-Herzégovine, depuis les accords de Dayton en 1995 inaugurant la fin de la guerre civile est composée de la « Fédération croato-musulmane » (capitale Sarajevo ) et la « Republika Srpska » (capitale Banja Luka ), chacune disposant d’une armée, d’un parlement d’un gouvernement et une Constitution. Les accords de Dayton de 1995 avaient octroyé aux différentes entités dont la Republika Srpska des dispositions juridiques pour plus d’autonomie pour la police, l’éducation, la justice et l’économie.
Le bureau du haut représentant en Bosnie-Herzégovine (BHR) est une institution qui fût créée par ces mêmes accords de Dayton et chargée de faciliter l’application de ces accords. Le haut représentant est le plus haut pouvoir politique en Bosnie-Herzégovine. Il est désigné par le Conseil pour la mise en œuvre de l’accord de paix de Dayton de 1995 (PIC pour Peace Implementation Council) et n’est donc pas élu. Le Comité directeur du PIC, bras exécutif du PIC travaille sous la présidence du Haut représentant et réunit les membres du comité directeur. Ses membres sont composée de représentants des États-Unis, du Canada, du Royaume-Uni, de la France, d’Allemagne, d’l’Italie, du Japon, de la Russie, la présidence du Conseil de l’Union européenne, la Commission européenne et l’Organisation de la Conférence islamique, représentée par la Turquie. Il reflète les intérêts géopolitiques différents derrière la gestion de ce protectorat qu’est la Bosnie Herzégovine.
Le président de la Republika Srpska, Milorad Dodik, protégé par la police de la Republika Srpska a refusé cette condamnation abusive. Il a souligné ne pas chercher à faire sécession mais a fait appel à l’unité du peuple serbe, l’exhortant à se rassembler autour de ses institutions – parlement, gouvernement, forces de l’ordre – qu’il considère comme les piliers de la stabilité et de la légitimité de l’entité. Milorad Dodik cherche à promouvoir un dialogue avec les Croates en Bosnie pour contrer la capitale de Bosnie Herzégovine Sarajevo qui poursuit un projet d’extension de l’islam politique dans le pays.
Derrière ces différents politico-juridiques se cachent des enjeux géopolitiques qui concernent la lutte de pouvoir entre grandes puissances et la volonté des instances euro-atlantistes de refuser souveraineté à la Republika Srpska et ses citoyens présidée par Milorad Dodik et de maintenir le monde serbe géopolitiquement faible et fragmenté.
L’objectif de l’OTAN et l’Union européenne otanisée est d’achever la fragmentation géopolitique des Balkans qui a commencé par la destruction de la Yougoslavie, avec à terme l’adhésion à l’OTAN et l’UE de la Bosnie-Herzégovine et du Kosovo ; L’objectif étant d’empêcher tout rapprochement entre les entités du monde serbe, La Serbie, la Republika Srpska et le Kosovo serbe mais aussi de de réduire les liens politiques et historiques entre les Serbes et les Russes. Le Haut représentant Christian Schmidt et l’entité de Bosnie Herzégovine sont les relais de ces objectifs géopolitiques.
Si l’on aborde la problématique à différentes échelles, les enjeux géopolitiques apparaissent plus clairement.
La situation géopolitique dans les Balkans se caractérise aujourd’hui par des configurations enchevêtrées basées sur une stratégie de triple encerclement conforme aux priorités géopolitiques de Washington et de l’OTAN (carte : Stratégie d’encerclement concentrique de l’Eurasie, des Balkans et de la Serbie par Washington et l’OTAN).
Dans le cadre de la grande stratégie de Washington visant à encercler l’Eurasie et à transformer l’Europe en un Rimland contre la Russie, la stratégie géopolitique d’encerclement des Balkans occidentaux à l’échelle européenne et, à terme, de la Serbie à l’échelle régionale par le continuum Washington/Berlin/OTAN/UE est poursuivie simultanément. Le maintien d’une Bosnie-Herzégovine unie vise également à empêcher définitivement tout rapprochement entre la Republika Srpska et la Serbie et en synergie avec l’indépendance du Kosovo empêcher l’unification éventuelle de la nation serbe.
Cette stratégie allemande et américaine d’encerclement de la Serbie vise également à endiguer le retour de la Russie dans les Balkans. Une fois que le continuum Washington/Berlin/OTAN/UE aura finalisé sa politique de « balkanisation » de la Yougoslavie, après avoir séparé le Monténégro de la Serbie pour couper l’accès de cette dernière à la mer, l’objectif ultime sera d’absorber les différents États des Balkans occidentaux au sein de l’UE et de l’OTAN.
La faisabilité de ce plan euro-atlantique dépend toutefois de l’issue de la crise en Ukraine qui déterminera l’évolution de nombreux différends géopolitiques non résolus en Europe. L’élection de Donald Trump et les inflexions et incertitudes de la politique étrangère des Etats-Unis ont rendu ce plan encore plus improbable.
L’intervention militaire de la Russie en Ukraine a mis un terme à l’expansion euro-atlantique en Ukraine, dont le territoire se rétrécit inexorablement au profit de la Russie. Cette intervention a également accéléré l’évolution de l’ordre mondial en faveur de la Russie vers une configuration multipolaire, y compris en Europe, notamment dans les Balkans, remettant définitivement en cause l’ordre géopolitique issu des interventions de l’OTAN en ex-Yougoslavie. Il y a donc fort à parier que le projet d’absorption des Balkans occidentaux dans l’espace euro-atlantique va non seulement se compliquer, mais que cet espace, comme on le voit déjà, redevient un théâtre majeur de confrontation entre la Russie et l’axe Washington/OTAN/UE.
Afin d’éviter le scénario tendanciel d’une aggravation verticale et horizontale du conflit, qui pourrait s’étendre de l’Ukraine aux Balkans, il serait judicieux de réfléchir à une alternative systémique pour éviter cette fuite en avant préjudiciable à l’ensemble de l’Europe. L’ordre géopolitique exclusif euro-atlantique est en effet obsolète pour promouvoir un ordre continental stable à l’échelle européenne et eurasienne. Avec le conflit en Ukraine, il est clair qu’il n’y aura pas de retour en arrière, car le changement géopolitique global vers un monde multicentrique s’est définitivement accéléré. L’élargissement de l’OTAN et de l’UE est désormais impossible dans l’étranger proche de la Russie, sans risquer une escalade militaire du conflit, et de plus en plus incertain dans les Balkans. L’UE et l’OTAN ne pourront plus structurer unilatéralement et exclusivement l’ordre spatial et géopolitique du continent européen et eurasien.
Pour stabiliser l’Europe, il n’y a pas d’autre solution que d’abandonner la doctrine de l’expansion de l’OTAN et de l’UE et de promouvoir une sécurité plus équilibrée et inclusive pour toutes les nations du continent européen, y compris la Russie et la Serbie et les différentes entités du monde serbe. Idéalement, la négociation d’une nouvelle architecture géopolitique européenne, incluant non seulement la Russie mais aussi les États des Balkans, en particulier la Serbie, s’appuierait plus solidement sur le modèle d’une Europe des nations souveraines et sur le principe de l’équilibre géopolitique, en alternative à une Europe intégrée dans un espace euro-atlantique (OTAN-UE) excluant la Russie. En définitive, il s’agit aussi de retrouver les négociations classiques sur les équilibres européens qui ont inauguré les grands ordres spatiaux successifs en Europe, des traités de Westphalie (1648) au traité de Moscou (1990), en passant par le Congrès de Vienne (1814-1815), précaires et temporaires mais préférables à une escalade militaire croissante.
La France gagnerait à retrouver sa position de puissance d’équilibre, héritée de la vision du général de Gaulle. Dans ce contexte, elle aurait intérêt à se rapprocher de la Russie, mais aussi du monde serbe dans la perspective de cette nouvelle architecture géopolitique européenne, comme alternative à l’intégration dans le système exclusif euro-atlantique en crise, qui aggrave les conflits et enferme la France dans la périphérie euro-atlantique.
Dans cette configuration, la stabilisation des Balkans passe par un rapprochement logique entre les différentes entités fragmentées du monde serbe – Serbie, Republika Srbska et Serbes du Kosovo – entités issues de l’ancien ordre unipolaire après la destruction de la Yougoslavie, selon le principe d’autodétermination. Dans ce contexte, la condamnation du président Milorad Dodik qui résiste au centralisme abusif des autorités fédérales de Bosnie-Herzégovine est une décision qui non seulement aggrave les fractures géopolitiques en Bosnie Herzégovine, mais reflète des objectifs géopolitiques euro-atlantistes qui appartiennent à une configuration obsolète. Le président Milorad Dodik n’est pas isolé dans sa démarche et dispose de soutiens politiques croissants dans les Etats voisins, en Serbie et en Hongrie mais aussi dans les partis politiques des Etats membres de l’UE qui défendent le modèle d’Europe des nations.
