La crise en Ukraine et l’émergence de l’Eurasie

La crise en Ukraine et l’émergence de l’Eurasie

Avec la crise ukrainienne, il se pourrait bien que l’ordre mondial bascule définitivement vers l’Eurasie. Au delà de la focalisation des médias et du personnel politique sur l’aspect émotionnel de cette crise, posons quelques hypothèses. basées sur un diagnostic géopolitique clinique.

Regardons la carte des sanctions contre la Russie. Aucun grand pays en Eurasie, en particulier la Chine et l’Inde n’appliqueront des sanctions contre la Russie (par contre le Rimland sous protectorat des Etats-Unis, l’Union Européenne (UE), Japon, Corée du Sud les appliquent).

A l’occasion de cette crise et sous le poids des sanctions occidentales, la Russie va se concentrer sur sa stratégie géopolitique de la Grande Eurasie, annoncée par son pivot asiatique dès 2017, et promouvoir une mondialisation eurasienne continentale, alternative à la mondialisation euro-atlantique dominée par les puissances maritimes anglo-saxonnes.

La Russie a tout ce qu’il faut, du gaz du pétrole, des mineraux rares, un immense territoire, c’est à dire tout ce que l’UE ne possède pas. Grâce aux sanctions de l’UE, la Russie a élaboré une agriculture de plus en plus autarcique. La Russie peut aussi s’autonomiser de l’internet mondial, possède ses propres réseaux sociaux, une alternative au système SWIFT et envisage avec la Chine de s’affranchir du dollar. Cette crise est peut-être le test de la faisabilité de ce basculement et il fallait une crise grave pour espérer réussir.

Dans la grande Eurasie, la Russie sera-t-elle dominée par la Chine au point de se retrouver enfermée dans une Grande Asie ? La Chine est suffisamment subtile pour ne pas faire de la Russie un vassal, car dans sa confrontation avec les Etats-Unis, elle ne veut pas se battre sur deux fronts. Elle ménagera donc la Russie, à l’inverse de ce qu’ont fait les Etats-Unis et ses alliés de l’OTAN/UE qui ont cherché à humilier la Russie depuis la chute de l’URSS jusqu’à aujourd’hui.

En Ukraine, la ligne rouge des Russes a été dépassée depuis 2014 et le contre-coup au coup d’Etat à Kiev, la correction géopolitique actuelle, ira à son terme, c’est à dire à minima une neutralisation d’un territoire ukrainien résiduel et une réintégration/réunification à la Russie des territoires de l’Est et tout le Sud au bord de la mer Noire (Novorussiya). La réorientation de la totalité de l’Ukraine n’est pas exclue non plus. La guerre risque d’être longue et la Russie devra peut-être faire face à une guérilla contre des extrémistes néonazis ukrainiens et internationaux et peut être même des djihadistes, mais elle ne peut pas perdre cette opération de neutralisation, à moins d’un coup d’Etat peu probable en Russie. A l’issue de ce conflit, la réunification russe (contrecoup de la chute de l’URSS et de la réunification allemande) se poursuivra, C’est le sens de l’histoire dans le nouvelle mondialisation qui est une lutte de répartition des espaces géopolitiques

Si les pays membres de l’OTAN et l’UE n’y prennent gare, cette crise en Ukraine pourrait bien être le catalyseur de la démondialisation occidentale et faire basculer le monde définitivement vers l’Eurasie. L’interdépendance énergétique entre la Russie et les Etats membres de l’UE n’est pour l’instant pas affectée, et l’UE ne pourra pas totalement remplacer la gaz russe par le gaz de schiste américain, le gaz algérien et le gaz en provenance des pays du golfe. Une tendance à l’affaiblissement des liens énergétiques avec la Russie se ferait surtout au détriment de l’UE  avec l’augmentation des prix et un plus grand risque pour la sécurité des approvisionnements.

L’UE en voie d’otanisation, puisqu’elle n’a pas de stratégie géopolitique indépendante, est en réalité isolée sur le continent eurasien dont elle n’est que le cap occidental. L’UE est seule à appliquer des sanctions et va se retrouver enfermée dans l’espace euro-atlantique, sous domination et dans la périphérie des Etats-Unis.

Si les Européens de l’Ouest, en particulier la France et l’Allemagne ne cherchent pas à se reconnecter malgré tout avec la Russie, lorsque l’opération russe de neutralisation sera terminée, ils seront les vrais perdant de la nouvelle configuration. Il serait plus judicieux pour la France et l’Allemagne de s’engager dans une désescalade et promettre un gel de l’élargissement au lieu d’envoyer des armes qui aura pour résultat une aggravation du conflit, plus de victimes inutiles, et une montée aux extrêmes de la Russie. A partir du moment où les Etats-Unis et donc l’OTAN ont annoncé qu’ils n’interviendraient pas en Ukraine, on peut estimer que les jeux sont faits, même si le bilan risque d’être très lourd autant du côté ukrainien que russe et que de nombreuses incertitudes demeurent.

A propos de l’Ukraine comme enjeu, il s’agit d’un intérêt vital du point de vue de la Russie pour sa sécurité et sa survie en tant qu’Etat-civilisation. Le succès ou l’échec de cet opération militaire aura un impact décisif sur l’équilibre géopolitique vis à vis des Etats-Unis mais aussi de la Chine. La Russie sera toujours plus résolue que ses adversaires de l’OTAN qui ne peuvent appliquer qu’une stratégie indirecte et hybride contre la Russie. Les dissensions au sein de l’OTAN ne vont pas tarder non plus à se manifester, c’est une question de temps, au fur et à mesure de le prise de conscience de la réalité géopolitique, masquée aujourd’hui par l’hystérie médiatique, la gravité des enjeux et la marginalisation de l’UE.